Vivre ensemble : la dernière des utopies ? - Françoise Bonardel

paru dans Figarovox du 2 mars 2018 sous le titre “Le paradoxe du vivre-ensemble : imposer de force des rapports sociaux on consentis.”

FIGAROVOX/LECTURE – Françoise Bonardel recommande vivement la lecture de Paul-François Paoli, L’Imposture du vivre-ensemble de A à Z. De cette œuvre inspirante, elle tire aussi des leçons : notre modèle de civilisation se révèle aujourd’hui incapable de permettre aux communautés de coexister sur un même sol sans hostilité.


Un bon livre donne à penser, dans le sillage qu’il vient de tracer. C’est le cas du dernier ouvrage de Paul-François Paoli (L’imposture du vivre-ensemble de A à Z) dont le ton montre à soi seul que ce dictionnaire est aussi un essai, parfois proche du pamphlet même si l’auteur s’en défend et s’emploie à garder la mesure sans quoi son propos ne serait pas convaincant. Or il l’est, et la question se pose en effet: comment en est-on arrivé à ce que le geste le plus fédérateur grâce auquel les hommes sont parvenus à subsister, prenne aujourd’hui la tournure d’une fadaise sentencieuse visant à recoller coûte que coûte les morceaux d’un tissu social qui s’effrite? Oui, comment cela s’est-il passé pour que cette expression en soi fondatrice désigne aujourd’hui une forme de «partage» vague et émotionnel, puisque tel est le nouvel œcuménisme censé sauver les sociétés européennes d’un désastre prévisible ?

Pour traiter un sujet aussi grave, le choix du dictionnaire est à première vue surprenant. Paoli joue en fait sur un double registre en retraçant un «panorama de la vie intellectuelle française» du siècle dernier à nos jours, tout en intercalant entre les noms d’auteur des notices thématiques qui actualisent son analyse du «vivre ensemble» dont certains des auteurs cités furent les détracteurs, d’autres les thuriféraires. L’actualité la plus récente plonge ainsi ses racines dans un passé dont l’auteur ravive la mémoire afin que nul ne prétende ignorer la lente «érosion nihiliste» des esprits d’où procède la situation actuelle. Par son sujet, mais dans un style plus sobre, cet abécédaire s’inscrit dans la lignée du Dictionnaire des idées reçues de Gustave Flaubert et de celui de Léon Bloy, impitoyable exégète des «lieux communs» meurtriers dont se repaissent les Bourgeois. Les mettre en perspective permet aussi de mesurer ce qui les sépare.

La cible tout d’abord, qui n’est plus le bourgeois replet et auto satisfait mais son avatar postmoderne, en la personne du bobo intello-socialo-écolo, tout aussi friand de banalités bien-pensantes lui permettant de jouir de son statut de citoyen éclairé et de défenseur de l’humanité. Mais qu’espérait Bloy en égrenant ces lieux communs avec la rage qu’on lui connaît? Que leur trivialité inciterait les bourgeois à se taire afin de laisser œuvrer le surnaturel dans les âmes encore dignes d’être sauvées. Qu’ambitionnait Flaubert collectionnant les idées reçues permettant à ses contemporains de faire bonne figure dans les salons? De déstabiliser son lecteur se demandant «si on se fout de lui, oui ou non», ou s’il lui faut reconnaître sa médiocrité dans le miroir qu’on lui tend. Qu’en est-il maintenant qu’il ne s’agit plus seulement de pourfendre la bêtise mais de rééduquer des citoyens récalcitrants? Si la forme choisie (dictionnaire) le lui avait permis, l’auteur se serait probablement interrogé sur le statut pour le moins étrange des mots et expressions propres à cette novlangue ultramédiatisée qui sert à départager les honnêtes gens et les salauds et «à exclure du champ de la normalité idéologique tous ceux qui n’y adhèrent pas.»

Nombre d’affirmations péremptoires se sont en effet installées dans le discours contemporain en tant qu’évidences indiscutables censées dénoncer les préjugés bien enracinés (racisme, xénophobie, misogynie, homophobie, etc.) qui nuisent au «vivre-ensemble». De nouvelles idées reçues donc, mais en quel sens? Pas d’absurdes banalités, mais des armes de destruction massive à retardement puisque le caractère lénifiant de la réponse imposée n’apporte aucune réponse concrète aux faits incriminés (délinquance, radicalisation, heurts intercommunautaires). Car ces idées, qui ne sont en fait que des opinions, jouissent d’emblée d’un statut transcendant qui les soustrait à la discussion. Des lieux communs? Sans aucun doute, tant en raison de leur platitude que des motifs pour lesquels on les utilise: rendre plus «commune» encore l’opinion qu’ils véhiculent, tout en espérant qu’il en jaillira miraculeusement un «monde commun» (H. Arendt) fédérant les individus partageant une même indignation vertueuse à l’endroit des mal-pensants.

Aussi cette langue, «qui est là pour dire ce qu’il ne faut pas dire», n’est-elle jamais que la version postmoderne, aseptisée et consensuelle de la propagande, autant dire d’une publicité orchestrée à des fins politiques. Parce qu’enfin de quoi s’agit-il, sinon de fédérer à tout prix les individus tentés par le «repli sur soi» – métaphore qui aurait pu figurer dans ce dictionnaire – quitte à devoir les décerveler pour la sauvegarde supposée d’une collectivité imaginaire? Qui peut en effet être assez incurable ou détestable pour résister aux sirènes de l’Humain, du partage convivial, du «vivre ensemble» consensuel pour tout dire? Refermant le livre décapant de Paoli, il n’est qu’à relire La Légende du Grand Inquisiteur de Dostoïevski pour s’assurer qu’on avait bien compris ce qui est en train de se jouer derrière ces deux mots apparemment inoffensifs, débordant d’un amour inconditionnel pour l’Autre qu’on ne saurait refuser sans passer pour le pire des asociaux: «Un peuple mis au banc des accusés: voilà la situation des Français aujourd’hui.»

Qu’on les nomme poncifs, stéréotypes ou clichés, les nouveaux lieux communs relatifs au «vivre ensemble» relèvent bien de l’imposture en ce qu’ils tentent de faire passer une fiction pour la réalité qu’ils contribuent à dissimuler. Que des formes de coexistence pacifique et d’entente cordiale soient bel et bien possibles entre les membres des différentes communautés installées sur le territoire français, ne règle pas davantage le problème de fond lié à l’immigration de masse que de penser que les relations d’amitié entre certaines familles juives et arabo-musulmanes vont mettre fin au conflit israélo-palestinien. Quand des migrants s’entre-tuent à Calais ou ailleurs, que des communautés ne cachent plus leur hostilité réciproque et règlent leurs comptes selon leurs coutumes ancestrales, que devient le «vivre ensemble» angélique présenté comme un modèle d’intégration républicaine auquel devraient surtout se plier les autochtones ?

Il faut donc savoir gré à Paul-François Paoli d’avoir dégonflé cette baudruche, avec tact et discernement qui plus est. La leçon à en tirer serait qu’on n’agrège pas artificiellement individus et communautés que rien ne lie véritablement tant est forte la charge de violence potentielle des rapports sociaux non consentis («Le vivre ensemble sans affinités s’appelle promiscuité»). Ni la Sécurité sociale ni l’idéal consumériste ou le culte du sport ne peuvent pallier durablement cette carence, devenue béante en France et dans une bonne partie des pays européens. La question doit donc être posée: si le modèle républicain ne «marche» plus compte tenu de ce qu’on lui demande d’assimiler, et s’il n’est pas question d’en revenir aux vieux modèles de vie communautaire qui favorisent le communautarisme, qu’en est-il aujourd’hui de l’idée de «communauté» sans laquelle il est vain de prétendre faire vivre ensemble des êtres humains? On ne saurait se contenter de dénoncer une imposture sans chercher à refonder l’ordre social – mais lequel? – qu’elle a contribué à détériorer: «Un conservatisme structuré et lucide» répond Paoli, comme il l’affirmait déjà dans Malaise de l’Occident: vers une révolution conservatrice? (Pierre-Guillaume de Roux, 2014).

Aussi faut-il prendre très au sérieux le paradoxe d’entrée souligné par l’auteur, et en mesurer dès maintenant toutes les conséquences: à force de vouloir à tout prix inclure les éléments les plus hétérogènes dans le moule républicain, et de jeter l’anathème sur les sceptiques qui en soupèsent les maigres réussites, c’est un nouveau système d’exclusion qu’on met en place et qui risque – second paradoxe – de créer un communautarisme d’État à la fois totalitaire et compassionnel sur les ruines de la «chose publique» (res publica) et plus encore du pays réel. Telle fut la crainte de Saint-Exupéry écrivant en 1941 déjà: «Vous appelez Fraternité cette indifférence bienveillante qui provient de ce que nul ne s’intéresse véritablement à personne». L’exclusion ne deviendrait paradoxalement élective que pour les individus suffisamment déterminés pour faire mentalement sécession, et décider d’un «vivre ensemble» qui ne devrait plus rien à la doxa ambiante mais perpétuerait envers et contre tout le sens de la vie, en privé et en commun, qui fut et devrait demeurer l’expression du génie européen. La situation décrite par Ernst Jünger dans Sur les falaises de marbre (1938) en somme, alors que les hordes du Grand Forestier s’apprêtaient à faire main basse sur l’Europe. Est-ce vraiment ce à quoi tant de lâchetés accumulées nous préparent, et est-il encore temps de dire «non» à la liquidation progressive de l’héritage culturel français et européen ?

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