Voyages - Françoise Bonardel

De nombreux voyages professionnels (conférences, colloques) ou de découverte personnelle m’ont en  effet  conduite dans la plupart des pays d’Europe du Sud, de l’Est et du Nord, au proche et au Moyen-Orient, en Afrique du Nord (Maghreb, Libye), en Asie (Inde principalement) et Amérique du Nord (USA, Canada). Découverte des villes étrangères, marches en montagne ou dans le désert, ont continûment donné sa respiration profonde à  ma vie  sédentaire.

 

Dans le Hogar

Dans le Hogar

 

De tous les pays visités, c’est la Grèce vers laquelle je suis le plus souvent revenue, en pensée durant l’hiver puis pour de bon à partir du printemps, et parfois jusqu’aux derniers jours de l’automne selon les années, quand la brume et l’humidité commencent à envahir les iles. Si la culture est « la poursuite de la douceur et de la lumière » (M. Arnold), alors la Grèce est le lieu au monde où je me serai le plus « cultivée ». Une fois l’an au moins, l’attraction pour l’archipel grec se fait si pressante qu’il me faut retourner m’immerger dans la lumière de l’Hellade dont le spectre va du nacré le plus subtil au bleu le plus cru.

Les terrasses et les vagues la main dans la main

un pied nu qui contracte sagesse dans le sable

Une cigale qui a pris l’ascendant sur mille autres

la conscience omnilucide comme un jour d’été. 

Odysseus Elytis, « Les Laudes », Axion Esti.

 

Île de Karpathos

Île de Karpathos

 

Tenter de vraiment voyager dans un monde envahi par le tourisme de masse est une gageure, un défi de tous les instants. Ni les dangers, réels ou imaginaires, ni les découvertes ne sont plus les mêmes qu’à l’époque, pas si lointaine, où Anne-Marie Schwarzenbach et Ella Maillard parcouraient seules en voiture l’Afghanistan. La philosophie du voyage, de l’errance et de la « vie nomade » n’en constitue pas moins l’un des versants de ma réflexion très tôt placée sous le signe d’Hermès, dieu des voyageurs, des échanges en tous genres et des grandes mutations.

 

Figure d’Hermès en ivoire (Musée de Cefalu)

Figure d’Hermès en ivoire (Musée de Cefalu)

 

VOIR, AVOIR VU

    Un nomade élevé dans sa tradition peut-il vraiment comprendre la passion occidentale de voir, de voir à tout prix, d’être le premier de son pays, de sa race, de son siècle à voir, à avoir vu ? D’aller quelque part simplement pour voir, et pouvoir dire que l’on a vu. S’il est une « tribu de voyageurs-voyants », comme le suppose Kenneth White, on ne sait si elle tient son caractère tribal de ce voyeurisme insatiable, ou de ce que des dons plus exceptionnels de voyance lui restituent parfois la dignité des anciennes tribus : « J’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir », clame le « Bateau ivre » de Rimbaud ; égrenant tout aussitôt la liste, non exhaustive on s’en doute, de tout ce qu’il vit et qu’on ne se lasse pas à sa suite de revoir :

« J’ai vu le soleil bas,taché d’horreurs mystiques,

Illuminant de longs figements violets,

Pareils à des acteurs de dames très-antiques

Les flots roulant au loin leurs frissons de volets »

Que de nuances pourtant, quand on y regarde de plus près, dans ce « j’ai vu » quasi prophétique brandi au retour comme l’oriflamme d’une victoire ! Mais victoire sur quoi, sur quelle cécité dont on se serait guéri grâce au nomadisme du regard ? Celle de l’ignorance bien sûr, suscitant en retour des descriptions tour à tour anecdotiques et techniques, comme pour combler un manque dont on n’avait jusqu’alors mesuré l’importance.

Mais les lirait-on vraiment, ces descriptions savantes, si l’on n’y sentait poindre le témoignage d’un regard chaviré par ce qu’il a vu, par ce qu’il fut parfois le premier  à avoir de ses yeux vu ?

« J’ai vu dans le grand froid les fleuves briser leurs chaînes de glace avec des grondements de tonnerre, les courants rejeter sur la rive des ossements humains ; j’ai entendu des voix inconnues et étranges résonner dans les ravins montagneux ; j’ai observé les feux follets courant sur les marais et contemplé des lacs en feu ; mes yeux se sont posés sur des pics inaccessibles »(Ferdynand Ossendowski, Bêtes, Hommes et Dieux)

Pour s’être introduit – par effraction parfois, ou au péril de sa vie – là où les hommes semblent proscrits ; pour avoir pénétré la chair du visible jusqu’à son point de suture avec l’invisible, le voyant nomade porte ainsi témoignage de ce que les sédentaires colporteront ensuite sous forme de « on dit ». Passant de bouche en bouche, le « dit » dès lors s’étiole ou se magnifie ; s’enfle parfois jusqu’à devenir l’une de ces « histoires immortelles »(Orson Wells) que d’autres nomades, de la terre ou de la mer, se raconteront un jour pour tromper leur ennui ou leur nostalgie.

 

 Article du Petit Dictionnaire de la vie nomade, Françoise Bonardel