Jung et le renouveau gnostique contemporain - Françoise Bonardel

Conférence faite à la GLNF le 15 mars 2018

Photo de Jung portant sa bague “gnostique”

Il y a sans doute de ma part quelque imprudence à évoquer l’existence d’un « renouveau gnostique contemporain », et à inscrire le parcours de Carl Gustav Jung (1875-1961) dans une telle mouvance. Une double imprudence, dirais-je même, puisque Jung a toujours fait cavalier seul et n’a jamais prêté une attention particulière à ceux des penseurs de son temps qui s’intéressaient à la gnose ou se disaient « gnostiques » ; lesquels n’ont pas davantage éprouvé le besoin de justifier leur choix en se référant aux travaux de Jung. Il me reste donc à vous convaincre que cet énoncé n’est pas totalement dépourvu de sens, et que la démarche aventureuse de Jung est bien représentative d’un regain d’intérêt pour les gnoses antiques, si ce n’est toujours d’un véritable « renouveau » de l’attitude gnostique en ce qu’elle a de spécifique. La rencontre pour le moins étonnante de Jung et des gnostiques est en tout cas porteuse d’un ensemble de questions qui concernent la psychologie de l’homme d’aujourd’hui, et la conduite de sa vie dans un monde dont l’état plutôt calamiteux porte à  penser qu’il ait pu être créé, puis géré par un mauvais démiurge. Ainsi Jung écrivait-il en 1955 au Père dominicain Victor White : « Regardez donc le monde : toute cette maudite machine est scindée, du haut jusqu’en bas, et aussi l’homme de notre époque infernale[1]. »  

Les écrits de Jung relatifs à la gnose nous invitent plus encore à nous demander si l’attitude existentielle et spirituelle qui fut celle des anciens gnostiques, confrontés à la fois au monde « païen » finissant et au pouvoir grandissant du christianisme, n’a pas quelque chose de fondamental à nous dire sur la situation elle aussi transitoire qui est la nôtre dans un climat de décadence en bien des points comparable à celui qui régnait au début de l’ère chrétienne, et sur l’esprit d’insoumission qui devrait nous animer chaque fois qu’il y va de notre intégrité psychique et spirituelle et du sens de notre destinée individuelle ou collective. Marguerite Yourcenar écrivait ainsi en 1971 à Jacques Lacarrière[2] : « Aux sombres lueurs de ce que nous savons, et vivons, la pensée gnostique a bien complètement cessé d’être pour nous je ne sais quelle fumeuse impasse, elle redevient un tao, une voie[3]. » Ni Simone Weil ni Antonin Artaud ne s’y sont d’ailleurs trompés, qui virent chez les gnostiques et autres Cathares des frères et sœurs d’arme dans le combat sans cesse recommencé entre les ténèbres et la lumière.

                   

« Hérétique » cathare sur le bucher de Montségur (16 mars 1244).

Jung n’est donc pas le seul penseur du XX° siècle à avoir reconsidéré la portée religieuse, métaphysique et même politique des gnoses antiques. Pensons à Hans Jonas, et à l’interprétation « existentielle » de la gnose qu’il a brillamment développée dans le sillage de Martin Heidegger, lui-même qualifié de « génial gnostique » par Eric Voegelin à qui l’on doit plusieurs ouvrages sur la dimension métapolitique de la pensée gnostique, présente aussi bien chez Hegel que chez Marx. À l’opposé, Hans Blumenberg entendait défendre les acquis de la modernité face à une « rechute gnostique » toujours possible, et mettait ses contemporains en garde contre toute évasion dans un monde idéal qui compromettrait cette avancée. Souvenons-nous également des manifestes de Raymond Abellio en faveur d’une « nouvelle gnose », accessible au « moi transcendental » capable de se libérer de la rationalité ordinaire comme de  son attrait par trop « féminin » pour la mystique.  N’oublions pas non plus l’utopie scientifique développée par Raymond Ruyer dans La gnose de Princeton (1971) qui eut son heure de gloire, tandis que l’essai récent de Pacôme Thiellement (La victoire des sans roi, 2017) fait à son tour figure de manifeste en faveur d’une « révolution gnostique » encore à venir. Ce ne sont là que quelques exemples, parmi les plus significatifs.

Peut-on pour autant parler de « renouveau gnostique » ? On le peut dans la mesure où ces essais très divers témoignent qu’on n’en a pas fini avec la gnose qui ressurgit depuis le XIX° siècle, tantôt comme un mauvais rêve – très présent dans la poétique d’Yves Bonnefoy[4] – tantôt comme une mythologie prophétique : « La vraie gnose consiste à répondre à un appel, au point d’être radicalement transformé » écrit Philippe Sollers, qui se dit être « sans aucune contradiction, à la fois catholique et gnostique[5]. » Tandis que les travaux des historiens contemporains du gnosticisme (Puech, Jonas, Quispel, Tardieu), relancés par la découverte de la bibliothèque de Nag-Hammadi (1945), invitent à renouveler le regard jusqu’alors porté sur l’ « hérésie » gnostique, les recherches de Jung incitent parallèlement à y voir autre chose qu’une production délirante de l’esprit humain. Le renouveau se situe en cela davantage dans l’approche du phénomène gnostique que dans la restauration d’une Église – comme ce fut le cas en France à la fin du XIX° siècle et actuellement encore aux USA – ou d’un courant de pensée organisé. L’attrait pour la gnose demeure, aujourd’hui comme par le passé, le fait d’individualités rebelles plus que de groupes aspirant à se structurer en communautés stables. Parler de « tradition gnostique » est de ce fait une gageure, et peut-être même un leurre car la notion de « gnose » renvoie aussi bien de nos jours à une vision du monde dualiste, portée par une sensibilité exacerbée dont l’œuvre d’Emil Cioran offre un exemple remarquable, qu’à une ambition intellectuelle et spirituelle concernant la finalité de la connaissance que les néo-gnostiques contemporains continuent à vouloir transformatrice et libératrice.

Si Jung ne s’est pas intéressé aux manifestations diverses de ce « renouveau », c’est qu’il abordait pour la première fois la gnose en explorateur de l’inconscient humain et non en philosophe ou historien, métaphysicien ou théologien. C’est là l’originalité de sa démarche de clinicien enquêtant inlassablement, à travers sa pratique, sur les formes archétypiques à travers lesquelles s’est de tout temps exprimé le psychisme humain, conscient et plus encore inconscient. Considérées comme de dangereuses hérésies par les premiers auteurs chrétiens, les gnoses ont été rapatriées par Jung au sein de l’aventure humaine en ce qu’elle comporte de plus sombre et de plus grandiose. Si l’esprit de la gnose ainsi reconsidérée a bel et bien inspiré l’élaboration de la psychologie des profondeurs, alors tous les individus en quête de leur « soi » véritable sont appelés à se sentir peu ou prou « gnostiques ».

Sans doute est-ce pourquoi Jung vit dans l’Anthroposophie de Rudolf Steiner, et dans la Théosophie réinventée par Héléna Blavatsky, les héritières modernes des gnoses antiques, tout en se montrant à leur endroit très critique. L’une et l’autre de ces écoles de sagesse lui paraissaient en effet exercer une fascination trouble sur les esprits désorientés qui retrouvaient en elles les images archétypiques dont la modernité les avait sevrés. La Théosophie fut à cet égard la cible principale de Jung, du fait de la « ténébreuse grandeur » de sa fondatrice et des oripeaux orientaux dont elle affublait sa doctrine dont le syncrétisme ne faisait aucune place à la confrontation avec l’ombre, phase décisive du processus d’individuation assimilé par Jung à une transmutation. Il ne pouvait donc s’agir là que d’une « gnose » avortée, aggravant certains des défauts déjà reprochés aux gnoses antiques créditées d’avoir fondé leur vision du salut sur l’expérience immédiate du monde archétypal, mais accusées d’avoir revêtu cette expérience d’affabulations métaphysiques et mythologiques qui la rendent inintelligible à l’homme contemporain.

Mais comment Jung en est-il venu à s’intéresser aux gnostiques et à la gnose dont on connaît moins l’impact sur sa pensée que celle de l’alchimie à laquelle il a consacré plusieurs livres, parmi lesquels Psychologie et alchimie (1944), alors qu’il n’a consacré à la gnose aucun ouvrage spécifique ? Ce qu’il en dit est réparti dans l’ensemble de son œuvre et ne saurait être réduit aux Sept Sermons aux morts, attribués au gnostique Basilide qui vécut à Alexandrie au II° siècle après Jésus-Christ. La publication relativement récente du Livre Rouge (2011 en France) permet aujourd’hui de resituer ces Sermons d’inspiration gnostique dans le contexte biographique qui leur a donné naissance puisque Le Livre Rouge fut rédigé et illustré pendant une quinzaine d’années à partir des expériences visionnaires faites par Jung dans la période cruciale de sa vie (1913-1916) qu’il a nommée « confrontation avec l’inconscient »[6]. Cet écrit inclassable constitue de ce fait le chaînon jusqu’alors manquant entre ses recherches sur les mythologies, effectuées entre 1906 et 1912 environ[7], et ses travaux ultérieurs sur l’alchimie qui débutèrent vers 1929 sous l’impulsion du sinologue Richard Wilhelm qui lui donna à lire un traité d’alchimie taoïste intitulé Le Mystère de la Fleur d’Or, sur lequel Jung écrivit ensuite un long commentaire.

Quel qu’ait donc été son intérêt durable pour l’alchimie, Jung n’a jamais abandonné pour autant l’étude des gnoses antiques dont l’accès lui fut facilité par les travaux de Gilles Quispel, historien néerlandais de l’Église primitive dont il était proche. Le nombre de ses lectures sur la gnose est en tout cas impressionnant : les écrits des hérésiologues chrétiens bien sûr, avec une préférence marquée pour Hippolyte de Rome auquel il se réfère souvent ; mais aussi les travaux savants sur les origines de la gnose et l’histoire du gnosticisme, et les quelques textes gnostiques authentiques alors disponibles comme le codex Brucianus. Si la gnose antique fut bien comme il le dit « une passion de la pensée et de la connaissance[8] », Jung en fut toute sa vie possédé, écrivant en 1948 au Père Victor White : « Ces derniers temps, c’est la gnose qui m’a de nouveau touché avec toute l’intensité de la vie ; j’étais profondément plongé dans la question de savoir comment la figure du Christ a été reçue par la philosophie hellénistique de la nature et donc aussi par l’alchimie[9]

La contribution de Jung à une réflexion pluridisciplinaire sur la gnose fut d’ailleurs en son temps reconnue par les milieux savants, au point qu’il se vit offrir en 1953 le premier des codex découverts en 1945 à Nag Hammadi auquel on donna son nom (Codex Jung). Dans le discours prononcé ce jour-là, Jung insista sur le fait que la gnose a constitué aux premiers siècles de l’ère chrétienne un « phénomène de réception », autant dire une activation de l’inconscient collectif réagissant, au moyen d’images archétypiques, à l’émergence de la figure du Christ dans la psyché de l’homme antique jusqu’alors païen. Or, Jung eut l’intuition qu’un phénomène comparable était à nouveau en train de se produire grâce à l’exploration de l’inconscient, répondant à point nommé à la crise morale et spirituelle affectant l’Occident chrétien, et en cela comparable à l’effervescence qui fut celle du monde hellénistique à l’époque où apparurent les gnoses parmi d’autres formes de religiosité (cultes à mystères, théurgie).

        

Divinité représentative du syncrétisme hellénistique

        L’intérêt porté par Jung à la pensée gnostique est donc en fait très ancien puisqu’en 1911 déjà il faisait part à Freud d’une intuition dont ses recherches ultérieures allaient lui permettre de vérifier la pertinence : « Nous sommes effectivement, grâce à vos découvertes, placés devant quelque chose de très grandiose, que je ne pourrais pour l’instant désigner autrement que du concept gnostique de Sophia, terme alexandrin qui se prête particulièrement bien à la réincarnation de la sagesse antique dans la psychanalyse[10]. » C’est ce programme ambitieux et novateur qu’il allait se donner pour tâche de réaliser, quitte à devoir pour cela rompre ses relations avec Freud afin de trouver une voie d’accès nouvelle à la vérité très ancienne contenue dans la notion de « gnose » (gnôsis, connaissance), à laquelle les gnostiques ont donné une signification bien particulière : celle d’une connaissance salvatrice d’ordre illuminatif, révélant à qui la reçoit d’où il vient et qui il est véritablement. Ainsi lit-on dans l’Évangile de la vérité : « Le nom d’un individu lui revient en propre : qui sera parvenu à un tel état de conscience sait d’où il vient et où il va. Il est devenu lucide. Comme un homme qui a été ivre, il s’est dégrisé. Ayant repris ses esprits, il a remis de l’ordre dans ses affaires[11]. »

        Conscient de cette spécificité, Jung a pressenti que les écrits gnostiques sont des témoignages exceptionnels qui parlent à mots plus ou moins couverts d’une aspiration fondamentale de l’être humain – devenir authentiquement « soi » – dont il retrouvait la présence dans les rêves et visions de ses patients : « La gnose religieuse m’apparaît comme une entreprise gigantesque de l’esprit humain pour puiser des connaissances dans les tréfonds mêmes de l’être[12]. » Si donc Jung accorde aux gnostiques le titre de premiers « psychologues », c’est que les expériences visionnaires qu’ils ont faites les ont mis sans qu’ils le sachent en contact avec les archétypes de l’inconscient collectif qui leur ont montré la voie d’une possible réintégration dans le Plérôme, figuration imaginaire de la plénitude dans laquelle Jung disait voir une anticipation inaboutie de cette totalité psychique qu’il a nommée le Soi, symbolisé entre autres par la figure du mandala.

Mandala peint par Jung figurant dans Le Livre Rouge

Il ne faut donc pas s’attendre à trouver chez Jung le type de questionnement qui fut et demeure celui des historiens du gnosticisme, se demandant si ce terme est adéquat pour désigner la diversité des mouvements gnostiques qui se sont multipliés aux premiers siècles de l’ère chrétienne, ou s’interrogeant sur l’origine la plus probable des gnoses : Venaient-elles d’Iran, d’Égypte, de Syrie ou de Judée ? Quel fut en chacune d’elles l’apport du christianisme et celui du monde païen ? Jung dissocie d’ailleurs la gnose – qui seule l’intéresse en tant que connaissance salvatrice distincte de la foi – du gnosticisme à propos duquel le médecin qu’il est s’estime incompétent. Mais ce qui retient plus encore son attention est l’attitude gnostique dans laquelle il voit une interrogation sur la destinée humaine, trop essentielle pour ne pas continuer à interpeler l’homme contemporain : « La gnose, c’est-à-dire l’illumination portant sur la nature et la vocation de l’homme dans le cadre du cosmos[13]. » Si telle fut bien la spécificité de la gnose, Jung dit voir dans la révélation qu’elle apporte « une ouverture, une découverte des profondeurs de l’âme humaine[14] » dont il fit lui-même l’expérience au cours de la crise personnelle vécue à partir de 1913 et relatée dans Le Livre Rouge.

        C’est en effet au cours de cette crise que Jung dit avoir vraiment « rencontré » les gnostiques en qui il eut le sentiment de reconnaître de « vieux amis » dont le témoignage le rassura sur sa santé psychique alors fortement ébranlée par sa confrontation avec l’inconscient. Au premier abord en effet les écrits gnostiques peuvent paraître « délirants », et c’est d’ailleurs ainsi qu’ils ont été perçus par les hérésiologues chrétiens puis par la plupart des philosophes soucieux de rationalité, de Plotin à Paul Ricœur dont on retiendra ce jugement tranchant : « Entre la gnose et la raison il faut choisir[15]. » Or, c’est justement ce que s’est refusé à faire Jung. Faisant la part belle au mythe et à l’imagination créatrice, les récits gnostiques ne pouvaient en effet qu’intéresser un clinicien comme lui, qui  pensa découvrir en eux une anticipation de l’exploration de l’inconscient entreprise par la psychologie analytique : « Au niveau psychologique, les singulières productions de l’esprit gnostique demandent à être comprises exactement de la même manière que les délires psychotiques. […] Ce sont les dominantes archétypiques de l’inconscient collectif qui constituent la source psychique des idées gnostiques[16]. »

Jung ne dit pas que les récits gnostiques sont des délires psychotiques qu’il conviendrait de soigner. Il affirme par contre que devant des productions aussi singulières de l’esprit humain le « médecin de l’âme » doit chercher à comprendre ce qu’y s’y joue, en adoptant pour ce faire la méthode « phénoménologique » capable d’en décrire, sans préjugés intellectuels ou religieux, les manifestations les plus étranges afin d’en restituer la signification profonde : Quelle revendication les gnostiques voulaient-ils faire entendre quant à la place de l’homme en ce monde et à sa destinée spirituelle ? Une telle méthode – dont l’usage était dans l’air du temps depuis que le philosophe Edmund Husserl l’avait mise en œuvre au début du XX° siècle – fut d’ailleurs également adoptée par l’historien de la gnose Henri-Charles Puech, tout aussi sensible que Jung à l’ « atmosphère subjective » des récits gnostiques et aux « paysages affectifs » qu’ils permettent de découvrir[17]. Jung espérait pour sa part que cette  approche conduirait à mieux comprendre la portée psychologique des grands mythes gnostiques qui paraissent si obscurs, tandis que ces mythes et images archétypiques, ressurgis d’un lointain passé, permettraient de découvrir le sens des productions inconscientes de l’homme d’aujourd’hui.

Lors de cette crise personnelle d’une grande intensité survenue au «  midi de la vie », Jung ne s’est pas contenté d’affronter les productions apparemment délirantes de son propre esprit.  Cette confrontation fut accompagnée d’un sentiment de déréliction existentielle très comparable à ce que disaient vivre les anciens gnostiques, exilés dans cette geôle ténébreuse qu’était à leurs yeux le monde, œuvre d’un démiurge ignorant ou pervers. Jung dit s’être soudainement senti étranger au monde dans lequel il évoluait jusqu’alors avec aisance tout en prenant  conscience, à l’image du Faust de Goethe, que tous les savoirs théoriques jusqu’alors acquis ne l’ont conduit qu’à perdre contact avec son âme, aussi abandonnée que l’était la Sophia gnostique dans le mythe valentinien. C’est à retrouver son âme et à la servir que Jung va dès lors s’employer, comme les gnostiques le firent jadis ; et l’on peut même dire que le « service de l’âme » est le premier acte du dialogue entre gnose et psychologie analytique que Jung n’a cessé depuis lors de poursuivre.

À la différence des gnostiques toutefois, conscients de leur identité véritable mais séparés de celui qu’ils nomment moins Dieu que le Père, ou la « Racine de tout », l’homme est aujourd’hui coupé de ses profondeurs inconscientes et compense cette scission intérieure par une extraversion qui le porte à vouloir comme Faust conquérir le monde. Aussi la psychologie analytique ne peut-elle à son tour accomplir le sens profond de la quête gnostique que si elle prend en compte la situation psychique qui est devenue celle de l’homme contemporain, intérieurement dissocié et désorienté. À aucun moment cependant Jung ne propose une interprétation psychologique globale des grands mythes gnostiques, tel celui de la chute de Sophia chez Valentin par exemple dont il se contente de dire qu’il symbolise la séparation de l’homme moderne d’avec son anima :

« L’état émotionnel de la Sophia perdue dans l’inconscience, son absence de direction et de forme et la possibilité de sa perte complète décrivent de la façon la plus exacte le caractère de l’anima d’un homme qui s’identifie avec sa raison et son intellectualité unilatérales. Il est en danger de se trouver dissocié de son anima et de perdre aussi complètement sa relation avec l’inconscient compensateur[18]. » 

D’un point de vue psychologique en effet le désir de regagner le Plérôme en abandonnant son anima/Sophia dans le monde est bien comme le dit Jung « une victoire définitive de l’esprit sur le monde sensible » ; victoire témoignant néanmoins d’une unilatéralité psychique en soi pathogène comme le seraient en ce cas tous les systèmes métaphysiques dualistes, à commencer par celui de Platon qui en est la matrice commune. Les gnostiques auraient donc bien entrevu l’archétype du Soi à travers l’image du Plérôme mais, abandonnant à son triste sort l’âme qui aurait pu les y conduire, ils se seraient identifiés à cette plénitude au prix d’une inflation psychique fatale à leur individuation effective. Portés à idéaliser leurs visions, ils se seraient contentés de projeter sur le monde extérieur une détresse et un désir de pureté auxquels ils ne parvenaient pas à trouver une issue psychologique ; cette situation existentielle accentuant en fait leur rupture avec le monde extérieur, et aggravant la scission entre ce monde et le Plérôme dans lequel Jung dit reconnaître une figuration archétypale de l’inconscient collectif dont le processus d’individuation implique qu’on se différencie si l’on ne veut pas être absorbé par lui. Tel est  l’enseignement délivré dans les Sept Sermons aux morts où la marche vers cette Étoile singulière qu’est le Soi suppose qu’on soit parvenu à se différencier du Plérôme, matrice archétypale indifférenciée selon Jung, et non pas plénitude  divine comme l’affirmaient les gnostiques.

On sait par ailleurs que Jung s’est vigoureusement défendu d’être lui-même gnostique quand le philosophe Martin Buber[19] et certains théologiens chrétiens l’en accusèrent, après la publication très controversée de Réponse à Job (1952) en particulier ; la gnose restant à leurs yeux synonyme d’athéisme et de nihilisme puisque les gnostiques se refusaient à voir dans la foi l’instrument du salut. Convaincu d’être un homme de science et un empiriste rigoureux, Jung ne pouvait que rejeter l’appellation  de « gnostique » qui faisait de lui le philosophe, le théologien qu’il n’était pas, ou le croyant converti à la religion gnostique qu’il n’était pas davantage. Du point de vue psychologique qui est le sien, la gnose est un éveil de la conscience au contact des profondeurs inconscientes ; éveil qui joue un rôle décisif au cours du processus d’individuation dont les gnostiques auraient été les précurseurs sans le savoir vraiment et sans y parvenir pleinement. « Individuation » est en effet le nom donné par Jung au processus de conscientisation grâce auquel le moi devient capable d’intégrer son ombre inconsciente et de réaliser, guidé en cela par son anima, cette figure de la totalité psychique qu’est le Soi, seul rempart contre le mimétisme propre aux phénomènes de masse qui menacent plus que jamais l’intégrité de l’individu dans nos sociétés. Or, si les gnostiques furent considérés comme des hérétiques par les premiers auteurs chrétiens, c’est entre autres raisons parce qu’ils assumaient ce choix de vie personnel –  sens premier du mot hérésie selon Tertullien – au lieu de s’en remettre à la tradition.

Le vent de liberté qui soufflait parmi les gnostiques n’était pas pour déplaire à Jung, considérant qu’ils avaient ainsi contribué à dissocier l’expérience religieuse de la simple croyance, voire affirmé la supériorité de la gnose sur la foi comme les auteurs chrétiens le leur ont d’ailleurs reproché.  Le choix qui fut celui des gnostiques – chercher à savoir plutôt que croire – a donc joué un rôle déterminant dans la pensée de Jung relative à l’expérience religieuse : « Je suis convaincu de ce que je sais[20] », n’a-t-il cessé de répéter à qui l’interrogeait afin de savoir s’il croyait ou non en Dieu. Quand donc Jung affirma dans une interview à la BBC n’avoir plus besoin de croire puisqu’il « sait » que Dieu existe[21], c’est à travers son contact personnel avec le numineux qu’il pensait avoir acquis ce « savoir » qui fait de lui un « gnostique » : quelqu’un qui « sait » ce qu’il est permis à l’homme de connaître de son identité véritable à travers l’expérience directe et immédiate du numineux qu’il lui a été donné de vivre, comme ce fut jadis le cas des anciens gnostiques eux aussi confrontés au monde des archétypes.

 

Hans Burckmair, saint Jean à Patmos, 1518

À mesure donc que Jung cherchait à mieux comprendre en quoi la psychologie analytique prolonge la gnose antique et en même temps s’en différencie, il lui sembla de plus en plus évident que le vieux débat entre mondes païen et chrétien entamé aux premiers siècles de l’ère chrétienne où apparurent les gnoses est loin d’être clos, et engage même la survie de toute religion et plus particulièrement du christianisme ; l’homme d’aujourd’hui aspirant à une religiosité qui réponde aux besoins profonds de sa psyché consciente et plus encore inconsciente. La réhabilitation psychologique de la gnose, dans laquelle Jung dit également voir « une sorte de christianisme ésotérique[22] » persécuté par les chasseurs d’hérésies, va ainsi de pair avec une interrogation plus large sur la nécessaire rénovation religieuse qu’appellent à la fois le désarroi spirituel de l’homme contemporain et l’existence de la psychologie analytique grâce à laquelle un contact avec le numineux reste pour lui possible : « Pour la compréhension des choses religieuses, il n’existe guère aujourd’hui que la voie d’accès psychologique ; c’est pour cela que je m’efforce de refondre les formes de pensée que l’Histoire a figées, et d’en faire couler la substance dans les vases conceptuels de l’expérience immédiate[23]. »

La fait que la gnose antique ait été l’objet d’une telle « refonte » psychologique ne dit pas si la religion de l’avenir, ancrée dans l’expérience personnelle du numineux, lui fera à nouveau une place et sous quelle forme. Jung n’est à cet égard ni un gourou ni le fondateur d’une nouvelle religion comme on le lui a parfois reproché. Tout au plus met-il au service de chaque être humain, dont l’individuation est plus que jamais menacée par la massification des sociétés modernes, les fruits de son savoir d’analyste qui l’autorise à penser que le christianisme ne pourra pas indéfiniment éviter de se confronter avec les « hérésies » païennes qu’il a rejetées ; chacune d’elles témoignant d’un type d’expérience trop profondément enracinée dans l’âme humaine pour qu’on puisse l’ignorer sans priver la psyché de sa complétude et de sa plénitude : « La religion est le fruit et le point culminant de la totalité de la vie, d’une vie qui contient les deux faces[24] ».

On ne peut en ce sens exclure qu’une nouvelle « gnose » réponde un jour plus ou moins proche aux besoins de l’humanité parvenue à une forme de maturité intellectuelle et spirituelle qui la dissuaderait de simplement croire, ou de s’en remettre aveuglément – ce qui est une autre forme de croyance – à un savoir scientifique privé de toute signification et orientation quant au sens à donner à l’existence. À l’heure où le christianisme oscille entre conservatisme et inclination pour des pratiques sociales coupées de toute eschatologie, la gnose reste aujourd’hui encore une pierre d’achoppement pour croyants et athées, porteuse qu’elle est d’un défi existentiel et spirituel dont il faut savoir gré à Jung d’avoir mesuré la portée.

[1] C. G. Jung, Correspondance (IV. 1955-1957), trad. Cl. Maillard, Paris, Albin Michel, 1995, p. 57.

[2] Auteur du très bel essai La cendre et les étoiles (Balland, 1970), réédité sous le titre Les gnostiques (Gallimard, 1973).

[3] M. Yourcenar, Lettres à ses amis et quelques autres, Paris, Gallimard, 1993, p. 491.

[4] Cf. La poésie et la gnose, Paris, Galilée, 2016.

[5] Ph. Sollers, « La Connaissance comme salut », Discours parfait, Paris, Gallimard (« folio »), 2011, p. 134.

[6] Cf. à ce sujet C. G. Jung, « Ma vie », souvenirs rêves et pensées recueillis par Aniela Jaffé, trad. R. Cahen et Y. Le Lay, Paris, Gallimard, 1973, p. 198sv.

[7] Recherches qui devaient conduire à la publication de Métamorphoses et symboles de la libido (1911-1912), plus tard corrigé et réédité sous le titre Métamorphoses de l’âme et ses symboles (1952).

[8] C. G. Jung, Types psychologiques, trad. Y. Le Lay, Genève, Georg & Cie, 1983,  p. 15.

[9] C. G. Jung, Correspondance (II. 1941-1949), trad. F. Périgaut et Cl. Maillard, Paris, Albin Michel, 1993, p. 266.

[10] S. Freud / C. G. Jung, Correspondance II (1910-1914), trad. Paris, Gallimard, 1975, p. 194.

[11] Écrits gnostiquesLa bibliothèque de Nag Hammadi, trad. sous la dir. de J.-P. Mahé et P.-H. Poirier, Paris, Gallimard (« Bibliothèque de la Pléiade »), 2007, p. 62.

[12] C. G. Jung, L’énergétique psychique, trad. Y. Le Lay, Genève, Georg &Cie, 1956, p. 185.

[13] C. G. Jung, Mysterium conjunctionis, trad. É. Perrot, Paris, Albin Michel, 1980, t.1 p. 251.

[14] C. G. Jung, Psychologie et religion, trad. M. Bernson et G. Cahen, Paris, Buchet/Chastel, 1958, p. 148.

[15] P. Ricœur, Philosophie de la volonté. 2. Finitude et culpabilité, Paris, Aubier, 1988, p. 312.

[16] C. G. Jung, La vie symbolique – Psychologie et vie religieuse, trad. Cl. Maillard et Ch. Pflieger-Maillard, Paris, Albin Michel, 1989, p. 41-43.

[17] H.- Ch. Puech, « Phénoménologie de la gnose », En quête de la Gnose I – La Gnose et le temps et autres essais, Paris, Gallimard, 1978, p. 204.

[18] C. G. Jung, Les racines de la conscience, trad. Y. Le Lay, Paris, Buchet/Chastel, 1971, p. 442.

[19] M. Buber, Eclipse of God (1952). Traduction française : L’Éclipse de Dieu, Paris, Nouvelle Cité, 1987.

[20] C. G. Jung, Psychologie et religion, op. cit., p. 91.

[21] C. G. Jung parle – Rencontres et interviews, trad. M.-M. Louzier-Sahler et B. Sahler, Paris, Buchet/Chastel, 1995, p. 334.

[22] C. G. Jung, La vie symbolique, op. cit., p. 71.

[23] C. G. Jung, Psychologie et religion, op. cit., p. 177.

[24] C. G. Jung, Psychologie et religion, op. cit., p. 86.