Plongée au cœur du puérilisme français - Françoise Bonardel

Puerilisme

 

La France, « elle » ne sait plus parler sa langue.

La France, « elle » bêtifie à souhait, à l’image sans doute du gros bêta qui la gouverne, et qui a bien besoin de ce redoublement du sujet pour se convaincre d’avoir acquis assurance et prestance. Inutile surenchère, bien sûr, car si cela marchait, cela se saurait.  En attendant l’épidémie s’amplifie, et prend des allures de glissade collective vers les eaux douçâtres où barbotent des créatures amphibies : un pied dans l’enfance, l’autre dans l’idéologie. Tout, sauf des « sujets », sinon comme futurs assujettis à ceux qui sauront encore parler leur propre langue, et pourquoi pas celle des pays qu’ils auront conquis. Car la merveilleuse subtilité du français veut justement qu’on puisse quitter cet état de dépendance servile qu’est la sujétion en devenant de bien des manières « sujet », à commencer par la maîtrise de sa langue. Quel aveu de faillite que ce redoublement replet, grassouillet, auto-satisfait !

Le symptôme vaut néanmoins d’être analysé, et de prendre place parmi d’autres signes d’une pathologie difficile à cerner tant sa propriété est justement d’affaiblir les contours, et d’évider le sujet de son noyau jugé trop dur. Plus proche du solécisme (erreur de syntaxe) que du barbarisme (faute lexicale), ce redoublement n’a rien d’un néologisme supposé enrichir la langue alors qu’il ne fait le plus souvent que la mettre au goût du jour, même si le « jour » en question se distingue surtout par son absence de goût. Par sa trivialité, aurait dit Baudelaire, expert en matière de goûts et de dégoûts. Car c’est bien de trivialité qu’il s’agit quand la langue à ce point s’empâte et patine, comme si elle avait besoin de faire du surplace pour relancer son élan et atteindre sa cible. Peut-on au moins espérer, Mesdames et Messieurs de l’Académie, que vous ne verrez pas dans cette nouvelle inflexion donnée au français une évolution naturelle, une avancée sociétale, ou la position légitime de qui a pris assez d’assurance pour oser ainsi forcer le trait ?

Il s’agit de quoi, alors ? D’une véritable épidémie de « puérilisme » dont il serait vain de chercher à savoir où le premier foyer infectieux s’est déclaré, et comment elle est parvenue à se propager. On sait simplement que les vannes sont désormais grandes ouvertes pour que chacun puisse à son gré s’approprier ce surcroît fictif d’autorité, comme pour mieux retomber dans une enfance qui ne fait même plus rêver. Souvenez-vous des cours de récréation où garçons d’un côté, filles de l’autre, bombaient le torse tout en se portant garants de la stature protectrice de leurs parents absents : « Mon papa, il est plus fort que le tien » ; « Ma maman, elle va venir me chercher », etc. Auraient-ils eu la possibilité de tripler le sujet qu’ils l’auraient fait, tant il leur fallait faire savoir qu’ils ne s’en laisseraient pas imposer, et que ce référent parental restait la caution de leur propre identité. Le très jeune enfant ne parle-t-il pas de lui à la troisième personne (« Paul, il a mal » …) tant qu’il ne s’est pas reconnu dans le double que les miroirs lui donnent à contempler ?

Que le référent parental ait cédé la place à divers objets de substitution – téléphone portable, vêtements de marque, gadgets électroniques – est un fait de société qui en dit long sur les mutations de la libido, mais rien sur la question qui nous occupe. Car si l’enfant peut tout aussi bien dire « mon portable, il est plus nouveau que le tien » afin d’en jeter plein les yeux de ses copains, pourquoi les enseignants en charge d’instruire ne jugent-ils plus nécessaire de ramener la langue dans le droit fil de sa grammaire, de sa cohérence sémantique et de son histoire littéraire ? Ne parlons même pas d’élégance puisque cette manière assez vulgaire de taper du pied sur un mot jusqu’à en faire sortir l’écho ne semble plus choquer personne, et fait même école. Qu’on ait affaire à un curieux dérapage ne permet pas davantage de penser qu’il s’agit là d’un lapsus révélateur tant le « glissement » verbal qui attira l’attention de Freud avait quant à lui le mérite de désigner ce que le sujet s’efforçait de taire. Qui d’ailleurs, hormis Alain Finkielkraut – toujours lui ! – a cru bon de s’insurger contre « le redoublement infantile du sujet » (L’identité malheureuse) ? Il est pour le moins curieux que ce redoublement, compensant à l’évidence une secrète faiblesse identitaire, survienne massivement dans une société vouant aux gémonies quiconque ose encore parler d’identité.

Revenons-en donc au « puérilisme », qu’il faut interroger de plus près. Le mot fut utilisé dans les années 1930 par Johan Huizinga, cherchant à définir l’une des tendances les plus inquiétantes des sociétés de masse modernes en voie de déculturation. Sans doute était-ce pour avoir longuement réfléchi sur les phénomènes d’érosion lente que l’auteur du Déclin du Moyen Âge se montra si sensible à ce qui n’était pourtant à l’époque qu’un signe encore timide de déclin parmi bien d’autres symptômes qui allaient devenir infiniment plus préoccupants. Un signe presque attendrissant, penserions-nous aujourd’hui, dès lors que cette insistance verbale nous ramène à notre insécurité d’enfant. Une contrainte de répétition, en somme, mais sur un mode mineur, apparemment trop inoffensif pour qu’on en vienne à parler de régression, et moins encore de décadence. Il est vrai qu’en matière de puérilisme  les sociétés postmodernes ont fait mieux que leurs ainées  en passant rapidement du roller à la trottinette sur laquelle nombre d’individus mâles, un pied dans le vide et l’air transi de ridicule, achèvent de perdre ce qu’il leur restait de virilité.  Et si c’était la langue française qui faisait maintenant office de trottinette pour grands enfants, d’autant plus désireux d’en imposer qu’ils sont fatigués de marcher ?

Le phénomène, pourtant, est moins innocent qu’il y paraît. Car en donnant à ce qu’il dit ce surcroît apparent d’autorité, celui qui parle ôte implicitement à qui l’écoute la possibilité de douter qu’il en soit réellement investi. Ose-t-on demander ses diplômes à qui semble un peu trop couvert de titres pour les avoir vraiment acquis ? Question de pudeur, de tact entre gens bien élevés, civilisés et donc tolérants pour les petits travers d’autrui, qui sont après tout ceux de tout un chacun.  Un « pli » dès lors est pris, comme on le dit si bien ; et la répétition du sujet, trop assurée d’elle-même pour susciter le doute, favorise à son tour un  mimétisme complaisant. D’ailleurs, si quelqu’un parle ainsi c’est non seulement son « droit » – référent absolu en démocratie – mais une invitation indirecte à abandonner  soi-même une rectitude verbale trop respectueuse des usages. De quel droit, après tout, infligerions-nous à autrui une pratique de la langue si rigoureuse qu’elle semble blâmer qui en néglige le bon usage ? Du retour plus ou moins débonnaire à l’enfance, on passe alors sans crier gare à l’idéologie consensuelle la plus molle.

À défaut d’un ressaisissement, autant donc s’abandonner en commun aux délices d’un relâchement d’autant plus tolérable qu’il semble le fait d’initiés au parler-vrai,  et devient le signe d’une merveilleuse tolérance à l’endroit de ce qui a en fait perdu toute importance. Comme de raconter sa vie intime au téléphone devant des inconnus, de mettre les pieds sur les sièges dans les transports publics, d’aller au concert en tenue de jogging. Pataugeons plutôt ensemble – et avec allégresse s’il vous plaît ! – dans la « souille» où Vendredi attira Robinson, qu’il jugeait trop ordonné, dans le troublant récit de Michel Tournier (Robinson ou les limbes du Pacifique). Mais il se peut aussi que le symptôme un beau jour disparaisse, comme les rats attirés hors de la ville par le son de la flute dans le conte de Grimm. Il n’est alors pas rare qu’un autre symptôme se manifeste, affectant à nouveau la langue ou une autre partie du corps social.  Ne vaudrait-il pas mieux dès lors se satisfaire de relire les bons auteurs en attendant que cela passe ? On ne restaure malheureusement pas une langue, défigurée par la négligence, comme on le fait d’un monument historique endommagé par les intempéries.

(Novembre 2015)

Laissez un commentaire