Au royaume des aveugles, les barbares sont rois - Françoise Bonardel

Victor Hugo, ma Destinée

 

(Chronique publiée dans le numéro d’octobre 2015 de Causeur (n°28) intitulée  “La pitié dangereuse”, mais sous un autre titre choisi par la rédaction : “Réarmement moral ou barbarie”)

La publication posthume du récit de Julien Gracq Les terres du couchant (José Corti), au moment même où éclate au grand jour la barbarie de l’ « État » islamique, est sans doute l’un de ces intersignes auxquels Louis Massignon, islamologue inspiré et chrétien fervent, accorda  dans les années cinquante une attention d’autant plus vive que la culture nourrissait en lui une compassion sans faille à l’égard des plus souffrants. Étrange, en effet, que le message émis par Gracq voici plus de cinquante ans, nous parvienne aujourd’hui dans toute sa splendeur sauvage pour nous rappeler que la civilisation est chose fragile, et que les coupeurs de têtes font bel et bien le siège de la citadelle que nous supposions imprenable, fragilisée par trop de bons sentiments et de renoncements. Si l’alerte n’était aussi sérieuse, l’étonnement réel ou feint des médias découvrant avec stupeur qu’un tortionnaire peut sortir du bocage normand aurait quelque chose de touchant. Comment en est-on arrivé à un tel degré d’aveuglement ?

On devrait pourtant savoir, à force d’investigations historiques et psychologiques, que la sauvagerie humaine se loge là où on l’attendait le moins, en des zones d’ombre inatteignables par le flambeau de la droite raison. Mais le drame est aussi qu’après un XX° siècle dédié au Progrès mais particulièrement meurtrier, personne ne peut plus penser comme Goya que le sommeil de la raison, et lui seul, engendre des monstres. René Guénon avait décidément raison de penser qu’entre rationalité et sentimentalité la modernité n’avait cessé d’osciller, sans jamais trouver le point d’ancrage la dotant d’un réel discernement : une accommodation suffisamment claire et précise du regard à la situation du moment pour permettre une réaction proportionnée à la nature de l’événement. Or, à l’heure où l’exercice du jugement risque à tout propos d’être annulé pour cause de « stigmatisation », être encore capable de discernement pourrait bien  être le dernier atout de l’homme civilisé.

Le profil des nouveaux « monstres » a en effet ceci de singulier qu’il met à mal la vulgate marxisante selon laquelle toute dérive criminelle ou sectaire serait peu ou prou imputable à la misère sociale. Quant à l’autre misère, culturelle et spirituelle, on hésite d’autant plus à l’évoquer qu’elle risquerait de faire voler en éclats la vision lénifiante  des rapports humains qu’il est de bon ton  de cultiver quant on est européen. L’Empire du Bien, décrit avec tant de panache par Philippe Muray, est devenu l’objet d’un consensus si général qu’il faut être un esprit chagrin pour oser le suspecter de préparer en sous-main notre esclavage futur. On aura donc beau déployer des trésors d’intelligence et de science pour tenter de comprendre comment fonctionne l’endoctrinement de jeunes jusqu’alors « sans histoires », ce n’est qu’un mécanisme d’embrigadement assez vulgaire qu’on parviendra à mettre au jour et non ses causes profondes, trop étrangères à nos catégories mentales et à nos systèmes de refoulement et de défense. Entre ce que nous refusons de voir et ce qui obnubile notre vision, quelle place pour la dénudation du réel par un vrai regard ?

Le constat risquerait d’être cruel : qu’avons-nous fait pour restaurer les repères éthiques et spirituels qui n’auraient pu être si facilement saccagés par l’idéologie nazie s’ils n’avaient déjà dans l’entre-deux guerres sombré dans un relativisme délétère ? L’Europe s’est reconstruite sur des bases démocratiques certes, mais les esprits ont-ils pour autant cessé d’errer depuis la dernière guerre d’un camp d’extermination à un charnier, et du surcroît artificiel de sens imposé par les idéologies totalitaires à l’insignifiance dont se satisfont les sociétés libérales et « avancées » ? On ne dégrade pas aussi impunément l’image de l’homme sans déchaîner les puissances de l’ombre que la culture seule parviendrait dans les meilleurs des cas à neutraliser, apprivoiser, maîtriser ; la culture en tant que processus de « formation » capable de prendre simultanément en compte les sombres proférations de la « bouche d’ombre » (Hugo), et le « souci de l’âme » qui est sans doute le legs le plus précieux des Grecs au monde européen, comme n’a cessé de le rappeler le philosophe tchèque Jan Patocka avant de succomber des suites d’un interrogatoire musclé.

Des repères, toute société dira-t-on en prodigue, fut-ce à son insu. En serait-elle totalement dépourvue qu’elle sombrerait dans l’anarchie. Il s’en faut cependant de beaucoup pour que de simples balises posées ça et là pour parer au plus pressé, comme c’est aujourd’hui le cas, permettent de construire un chemin de vie cherchant laborieusement sa voie entre désarroi émotionnel et idéaux intellectuels. Le secret de cet équilibre sublime et précaire, qui fut celui de toute grande culture, l’Europe semble l’avoir perdu. Le vague souvenir  de ce qu’il en fut la porte dès lors à prêter des vertus hospitalières et humanistes à cette carence identitaire, doublée d’une absence de projet civilisateur ; du moins au sens où Baudelaire put écrire à la fin du XIX° siècle que la vraie civilisation ne se mesure pas à l’installation du gaz et de l’électricité mais à la diminution des traces du péché originel. Or, la vraie question n’est pas de savoir si l’on « croit » encore à cette vieillerie théologique, mais si l’on va continuer à détourner son regard du potentiel de cruauté attaché à chaque être humain comme son ombre la plus noire, et dont on ne viendra à bout ni par la raison ni par des sermons. C’est pourtant ce rapport non assumé à l’ombre qui risque de faire aujourd’hui basculer dans le chaos la vision du monde à laquelle nous autres Occidentaux associons l’idée de civilisation.

Fragilisés nous le sommes, autant par les valeurs que nous avons cherché à promulguer au nom d’une humanité idéalisée, que par celles que nous avons cru bon de piétiner ; et ce ne sont pas de nouveaux repères, étrangers à notre culture et hâtivement assimilés, qui vont rétablir l’équilibre et nous redonner un centre de gravité. La marge de manœuvre est donc mince entre la liberté, reconnue à toute communauté humaine de disposer d’elle-même, et la menace directe représentée par des choix de vie si opposés aux nôtres qu’ils ne peuvent à nos yeux résulter que d’un endoctrinement, engageant la responsabilité de ceux qui s’y rallient sans nous laisser d’autre choix que de les combattre, ou de nous réfugier dans la naïve certitude que les « bons » finiront par rallier notre camp. Faute d’avoir déjoué ce piège à temps, nous voici ramenés à une situation on ne peut plus archaïque, appelant des moyens d’action non moins primaires : Que le plus fort, le plus courageux, le mieux équipé gagne, comme au bon vieux temps où s’étripèrent avec tant d’ardeur nos lointains parents.

Considérer que les exactions commises par ces nouveaux barbares sont des crimes de droit commun sans lien avec la « véritable » religion n’est pas non plus sans risques. Quand, où a-t-on vu des criminels chevronnés s’immoler comme le font les futurs « martyrs » sur les lieux mêmes de leurs forfaits, dont ils ne profiteront personnellement jamais ? Révoltés par le sort tragique des innocents massacrés, nous oublions qu’est ainsi rétabli, sur un mode pour nous inacceptable, le rapport à l’absolu dont se sont détournées les sociétés modernes ; un rapport suffisamment fort pour impressionner de jeunes esprits entendant qui plus est depuis leur enfance dénigrer sur tous les tons l’héritage culturel et religieux occidental. La régression qui nous menace est donc double, et tient autant à la nature barbare des crimes perpétrés, dotés d’un fort potentiel de contamination émotionnelle, qu’à ce qui risque de nous être tôt ou tard imposé : une régression, en effet, vers les formes les plus rigides et légalistes de religiosité que nous pensions avec raison avoir dépassées au profit d’un type plus évolué et plus universel de spiritualité.

Ne pas reconnaître le travail de réflexion et de maturation effectué par les Européens sur leur propre tradition religieuse, et se réfugier derrière l’image rassurante d’un Islam lui aussi « spirituel » – rayonnant à une certaine époque, mais actuellement bien absent de la scène mondiale – reviendrait à signer un acte de reddition sans conditions qui nous ramènerait à la préhistoire de notre civilisation. Le seul bénéfice que nous puissions tirer d’une confrontation aussi brutale à l’ombre de Dieu comme à celle de l’homme, véhiculée par ces brutes au couteau sanglant, est donc de devoir accélérer en chacun de nous le processus d’évolution spirituelle déjà engagé, sans perdre pour autant de vue qu’il nous faudra peut-être renoncer temporairement à quelques-unes de nos convictions universalistes et de nos valeurs humanistes si nous découvrons qu’elles renforcent le pouvoir de nos illusions.

Laissez un commentaire