Au cours d’une récente allocution télévisée, Nicolas Hulot émettait le souhait que les hommes politiques prennent enfin conscience de leur responsabilité à l’endroit de la biodiversité en explorant eux-mêmes, au moins une fois dans leur vie, les profondeurs marines. L’invitation ne vaut-elle pas également pour les philosophes ? Car en dépit de son histoire au cours de laquelle se sont côtoyés, ou succédés, des écoles et systèmes de pensée divers et variés, et en dépit d’un engagement aujourd’hui militant en faveur des « différences », la philosophie conserve une indéniable cécité à l’endroit de la diversité.
Sur quoi se sont en effet interrogés les premiers philosophes grecs ? Sur les rapports de l’Un et du multiple. Or, le multiple n’est pas nécessairement le divers, mais une série d’avatars de l’Un dont l’éclatement constitue d’ailleurs en soi un mystère, commun aux philosophies et à la plupart des religions : Pourquoi s’est-il démultiplié ? Religions et philosophies n’auront donc de cesse de rapatrier vers l’Unité les éclats qui s’en étaient éloignés. Que l’on pense alors ce rapport en termes de participation comme Platon, de sympathie universelle à la manière des Stoïciens ou d’émanation comme Plotin, la diversité n’a pas en tant que telle droit de cité en philosophie.
Sans doute les Grecs ont-ils cherché à penser le mélange bien avant que l’on parle à tout propos de « métissage » ; mais ce fut toujours pour chercher à déterminer quelle juste proportion restituerait une unité, une harmonie au mixage ainsi constitué. Peut-être n’est-ce tout bonnement pas la tâche de la philosophie de penser la diversité, mais celle de la tragédie, confrontée à des destins toujours singuliers, et plus encore de la poésie dont Yves Bonnefoy, fustigeant les « trafiquants d’éternel[1] » dans son Anti-Platon (1956), a magnifiquement montré combien elle est par nature rebelle au concept. C’est pour avoir eu lui aussi très tôt ce soupçon, et pour avoir cherché à réintroduire en philosophie la diversité même de la vie, que Nietzsche se vit parfois refuser le titre de « philosophe ».
Au vu de son histoire pourtant, la philosophie paraît s’être si amplement et si fortement diversifiée qu’on est porté à lui retirer le singulier qui en assure l’apparente unité. C’est des philosophies qu’il vaudrait mieux parler : platonisme, épicurisme, stoïcisme, cartésianisme, phénoménologie…Et plus encore peut-être des styles philosophiques si bien mis en évidence par Merleau-Ponty, reprenant là une idée de Nietzsche. Derrière cette incontestable diversité d’écoles, de courants, de personnalités, travaille pourtant depuis les Grecs une même et constante aspiration à l’unité placée sous l’égide et le contrôle de la rationalité. Or, cette aspiration eut deux conséquences majeures, fatales à la diversité.
S’il est vrai, comme l’affirma Hegel, que « la philosophie proprement dite commence seulement en Occident[2] » – ce qui est le cas de celle que nous ont léguée les Grecs – alors c’en est fini de la diversité philosophique en dehors de la sphère d’influence occidentale car jamais l’Esprit n’est ailleurs « descendu en lui-même » aussi profondément jusqu’à prendre pleinement conscience de lui-même et de sa liberté. Non que d’autres peuples n’aient eux aussi réfléchi, pensé, imaginé ; sans toutefois que leurs cogitations aient produit autre chose que des visions du monde, et parfois des sagesses ou spiritualités capables de rivaliser avec les grandes religions monothéistes. Loin d’être clos, le débat ne fait que s’ouvrir avec la mondialisation qui, abattant les cloisons, accélère aussi les confrontations.
Mais s’il est non moins vrai, comme l’affirma en 1936 Edmund Husserl, que l’Europe tient son être et sa forme spirituelle d’une « attitude d’un genre nouveau à l’égard du monde environnant[3] » – l’attitude « théorétique » -, alors l’Europe n’a plus qu’à poursuivre ce même telos en assumant la tâche qui lui revient en propre : une rénovation du rationalisme qui ferait cette fois-ci place à la diversité qui en était jusqu’alors exclue, en dépit des efforts de Nietzsche pour retrouver un accord créateur entre le savoir théorique et le génie de la vie. Il n’est à cet égard qu’à relire les pages qu’il a consacrées aux présocratiques : « De tels hommes vivent au sein de leur propre système solaire et c’est là qu’il faut aller les chercher[4]. » Des hommes suffisamment individués, typés, pour constituer une « République des génies » unis par une communauté de pensée qui fait si gravement défaut à la modernité.
C’est peu d’années après la mort de Nietzche (1900) que Victor Segalen écrivit son Essai sur l’exotisme (1906) sous titré Une esthétique du divers ; un manifeste en faveur de la diversité qui n’a guère la faveur des défenseurs de la « différence » : « L’exotisme n’est donc pas cet état kaléidoscopique du touriste et du médiocre spectateur, mais la réaction vive et curieuse au choc d’une individualité forte contre une objectivité dont elle perçoit et déguste la distance[5]. » Esthétique certes et pas philosophie, et moins encore éthique au sens où l’entend Emmanuel Lévinas que le mot « déguster » aurait sans doute fait bondir. Mais la philosophie n’a-t-elle plus rien à apprendre d’un tel « exotisme » ? Elle qui, s’apercevant sur le tard que l’altérité était son talon d’Achille, a mis les bouchées doubles et produit en moins de cinquante ans plus de discours sur l’Autre qu’elle ne l’avait fait en vingt-cinq siècles. L’Autre serait-il devenu le bon sauvage de la postmodernité ? L’Autre aujourd’hui choyé est-il le garant que la diversité est enfin reconnue et respectée ? Ce serait évidemment trop simple !
Rien ne permet, si l’on s’en tient aux mots, de clairement distinguer différence(s) et diversité, et Segalen lui-même utilise souvent un mot pour l’autre. Pourquoi les « différences » ont-elles pris le pas sur la diversité ? Pourquoi sinon en ce que la « différence » autorise encore l’ingérence – celle de l’unité de référence – là où la diversité vole de ses propres ailes, si l’on peut dire, pour affirmer son droit à exister. Plus de différentiel dans la diversité mais cet isolement superbe, cette souveraineté que Nietzsche admirait tant chez les penseurs antérieurs à Socrate, et qui n’est pas question d’échelle de grandeur puisqu’on la retrouve chez les êtres vivants les plus minuscules constituant la biodiversité dont la sauvegarde va bien au-delà du sauvetage des espèces menacées. C’est la totalité de la biosphère qui est concernée, dans sa dimension poétique autant que pratique (politique, économique).
Je ne puis donc m’empêcher de penser que la culture des « différences » demeure un luxe de riches tant qu’une civilisation dominante – celle-ci aujourd’hui, celle-là demain – se contente de tolérer les boutures d’une plante en fait unique ; qu’il s’agisse là de l’Occident inféodé aux lois d’un marché devenu mondial, ou de tel ou tel intégrisme politico-religieux. Ce qu’il nous faut retrouver, sous peine d’asphyxie planétaire sous la férule de l’Unique, c’est le tissu conjonctif, le « milieu » jouant, dans l’ordre de la culture, le rôle de la nature et de la vie par rapport à la biodiversité quand l’intervention humaine n’en avait pas encore perverti le cours. Peut-être suffit-il de parler à ce propos de « culture » dont le rôle a toujours été de faire de la diversité des idéaux et formes de pensée le meilleur garant d’une universalité non pas idéologique et abstraite, mais incarnée dans des œuvres dont le rayonnement unit les hommes et témoigne de leur « humanité ». Les philosophes doivent donc eux aussi apprendre à devenir des êtres « cultivés » s’ils veulent se poser en garants de la diversité.
Comment penser la diversité ?, intervention lors de la journée sur la diversité organisée par L’Osservatorio del Mediterraneo (Paris, juin 2008)
[1] Y. Bonnefoy, Anti-Platon, Poèmes, Paris, Poésie / Gallimard, 1982, p. 33.
[2] Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, trad. J. Gibelin, Paris, Gallimard (« Idées »), 1954, t. 2 p. 20.
[3] E. Husserl, La crise de l’humanité européenne et la philosophie, trad. P. Ricœur, Paris, Aubier Montaigne, 1977, p. 35.
[4] F. Nietzsche, La philosophie à l’époque tragique des Grecs, Œuvres philosophiques complètes t. I, trad. M. Haar et M. B. de Launay, Paris, Gallimard, 1975, p. 239.
[5] V. Segalen, Essai sur l’exotisme, Paris, Le Livre de Poche, 1986, p. 38
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