Comme une lettre à la poste - Françoise Bonardel

Robert Delaunay - La Ville de Paris

Robert Delaunay – La Ville de Paris

 Figarovox du 25-10-2017

         « La forme d’une ville change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel » écrivait dans les années 1860 Charles Baudelaire, consterné de voir le « vieux Paris » éventré par les travaux pharaoniques du baron Haussmann. Il n’avait pourtant encore rien vu, ni en matière de saccages urbains ni quant aux surprenantes mutations du cœur humain dont on pouvait toutefois pressentir l’avilissement prochain sous l’influence grandissante du mercantilisme et de la technique, envahissant tous les modes de vie et modelant un nouveau type de rapports familiaux et sociaux. La preuve en est qu’un spot publicitaire, impensable il y a seulement vingt ans, passe aujourd’hui « comme une lettre à la Poste » ; c’est le cas de le dire puisqu’à défaut de pouvoir encore distribuer du courrier en forte baisse la Poste propose une forme inédite d’aide à la personne, présentée qui plus est comme une avancée décisive dans la liquidation de l’ancien monde dont se charge la vieille dame recrutée pour promouvoir les bienfaits de cette nouvelle table rase.

Que dit-elle donc, cette petite mamie suffisamment valide pour que ses propos soient crédibles ?  Que nous n’avons vraiment rien compris, et que nous sommes désespérément ringards si nous pensons encore que les enfants doivent s’occuper de leurs parents vieillissants. Quel bel aveu d’indépendance, et quel soulagement pour des enfants pressés ou indifférents! Tout ça c’est bien fini, et il faut être vieux jeu pour imaginer que des personnes  âgées puissent vivre chez leurs enfants, ou au moins pas trop loin et en relation suivie avec eux. Elle, en tout cas, n’aurait pas du tout aimé ça, et se trouve bien mieux seule « avec ses petites habitudes ». Pourquoi pas en effet, et c’est après tout à chaque famille d’en décider et de trouver son propre équilibre. Mais s’agit-il encore de cela ? Pas du tout ! L’esprit novateur de la modernité a encore frappé afin de démanteler les dernières pierres de l’édifice familial « traditionnel » ; et cette fois-ci, comme pour mieux enfoncer le clou, avec le concours des vieux se faisant les complices de leur propre relégation aux confins d’un monde où aucune place ne leur est  réservée.

Voilà donc une vieille dame branchée, qui a compris que le vieux monde est définitivement has been et qu’il faut avancer coûte que coûte, mais toujours de son plein gré, y compris vers ce qui risque de vous éliminer. Car de l’éloignement elle ne souffre pas, bien au contraire, en bon petit soldat de l’hypermodernité récitant sa leçon de doyenne émancipée des vieilles valeurs périmées! Ca ne vous rappelle rien, ce type de discours qui se veut bon enfant et anodin ? L’Homme nouveau libéré du passé, la rupture des générations, le Progrès sans fin et autres fariboles dévastatrices qui furent au XX° siècle le ressort secret de tous les conditionnements totalitaires, invitant ceux et celles qui de toute manière ne pouvaient faire autrement à participer – gaiment et librement bien sûr ! – à leur propre relégation ou asservissement. Mais laissons de côté les émotions puisqu’il n’est désormais question que de bonne gestion.

Venons-en plutôt au bouquet final, à la scène-culte des années à venir donnant à voir le touchant tête-à-tête de la vieille dame et du jeune postier-messager, véritable Hermès des foyers éclatés  grâce à qui le contact reste établi avec la famille. Inquiétez-vous de votre degré de ringardise si vous vous dites : mais enfin elle ne peut pas téléphoner ou se déplacer, la famille ? Ils ne peuvent pas prendre eux-mêmes des nouvelles de leur mère, grand-mère, aïeule ? Et bien non, il leur faut désormais un intermédiaire rémunéré puisque le lien naturel est devenu inexistant ou suspect. Les deux acteurs de cette fable édifiante semblent d’ailleurs tous deux ravis : quel merveilleux exemple de contact entre les générations ! Et puis le contrat n’est pas très cher, et à ce prix-là ça ne vaut vraiment pas la peine de s’en priver afin d’avoir des nouvelles fraîches de sa mère, de son père, par un tiers payé pour « veiller » sur eux. Il semble de surcroît si gentil ce garçon, toujours prêt à rendre service ! Un véritable ange gardien dans un monde qui ne croit plus à rien.

Autant se l’avouer : si le monde de demain doit ressembler à une société de services gérant aussi bien le nettoyage des poubelles que la distribution des affects, mieux vaudrait qu’un cataclysme mette fin à l’aventure humaine avant que s’accomplisse la sombre prédiction de Baudelaire relative à l’avilissement des cœurs. Quelque chose d’infiniment grave est en train de se passer sous nos yeux qui ne suscite guère d’indignation à la mesure de ce qui se prépare, mais fait au contraire se lever des vocations tant chacun(e) se laisse aisément persuader de devoir participer à ce grand bond en avant de l’humanité hors d’elle-même, et de ce qui lui a jusqu’alors tenu lieu de frontières la séparant de la barbarie ; frontières que j’ose dire pour partie au moins naturelles sans pour autant méconnaître le rôle de la culture, de chaque culture dans la déterminations des limites qu’elle entend ne pas dépasser. Or, ce sont ces limites que les sociétés occidentales les plus « avancées »  ne cessent de transgresser pour mieux sauter à pieds-joints dans le règne merveilleux du post-humain, fatiguées sans doute d’avoir en vain cherché à comprendre comment devenir des êtres pleinement humains.

Mais oublions La Poste qui ne fait que surfer sur l’air du temps en exploitant la demande croissante en matière de « services », et dont les intentions demeurent purement commerciales. D’aucuns penseront peut-être même que c’est avoir l’esprit mal tourné de ne pas voir tout ce qu’il y a d’humanité dans ce transfert de responsabilités entre un employé bienveillant et des familles souvent happées par le rythme effréné de la vie moderne. Il n’en demeure pas moins que cet échange tarifé de bons procédés est accompagné d’une idéologie moderniste éculée, dont on ne veut même plus dans les pays de l’Est et que la Chine est elle-même en train d’amender. Quand les liens familiaux se sont distendus ou qu’on ne parvient plus à être présent là où on devrait l’être, pourquoi ne pas en effet recourir faute de mieux à ce type d’expédient, mais sans assortir cette défaillance humaine d’un discours progressiste et moralisateur.

Car ce qui se profile derrière cette anecdote sociétale est une vision purement contractuelle des rapports qu’on disait jadis « humains » en raison de leur double ancrage, naturel et culturel. Une forme de culture résolument techniciste ayant pris le pas sur la plupart des processus naturels jugés obsolètes, voire potentiellement réactionnaires, la porte est ouverte à  toutes les manipulations, des gènes comme des affects. On peut donc d’ores et déjà imaginer une suite à ce touchant épisode postal où l’on verrait cette même vieille dame partager sa vie avec un sympathique robot qui lui au moins ne demande pas à être sorti deux fois par jours comme un chien, et qui lui donnerait des nouvelles de ses affiliés – ne parlons même plus d’enfants ni de descendants – conçus de préférence en éprouvette et de père inconnu si possible, ou venus au monde après avoir transité dans un ventre de location. On comprend dès lors que le sort réservé aux personnes âgées choque certains émigrés fraîchement débarqués dans nos contrées. Mieux vaudrait sur ce point les entendre, et réapprendre d’eux certaines des valeurs que l’Occident moderne a reniées, plutôt que de prêter une oreille complaisante à leurs revendications identitaires en matière de religion.

                                                                                              Françoise Bonardel

                                                                                              Philosophe et essayiste

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