Préfacer un recueil de poèmes est une gageure, et cette adresse au lecteur ne cesse d’être présomptueuse que si elle s’apparente à l’art flamboyant de l’enluminure, rehaussant le ton et surlignant le trait. On ne saurait le dire mieux que Baudelaire, ne reconnaissant qu’à un artiste le droit de parler d’un autre artiste. Aussi faudrait-il être soi-même poète pour être capable d’énoncer, avec pudeur et clarté, comment s’équilibrent en toute parole poétique authentique réprobation et admiration, plénitude du chant et lucidité. Autant dire qu’aucune critique n’atteindra jamais le cœur de ce mystère, et moins encore depuis que la poésie, confrontée aux vicissitudes d’une époque en déshérence, revendique d’être davantage qu’un art, fût-il des plus subtils : « Sommes-nous certains de demeurer / vivants / égarés sur les récifs de ce temps ? » interroge Matthieu Baumier.
Car c’en est bien fini des énigmes « poétiques » serties dans la phrase comme autant de pierreries, et de tous ces « bibelots d’inanité sonore » dont la froideur hiératique – orphique disait Mallarmé – ne touche plus guère le cœur des hommes en quête d’une autre forme de rareté, de sacralité. Peut-être même en est-ce fini de toute « alchimie » purement verbale quand c’est toute une époque qui sent se dérober sous elle l’assise de l’univers, et voit sombrer dans l’insignifiance un monde dont des générations de poètes ont tour à tour célébré la beauté et la cruauté, l’indifférence altière et la générosité : « Le monde n’est pas infini, il est inépuisable », pouvait encore s’exclamer Claudel. Une nouvelle lignée de poètes a depuis lors vu le jour, pour qui la poésie demeure l’ultime recours : le témoignage encore vivant de ce qui partout ailleurs n’a plus cours. C’est dans leur sillage que se situe Matthieu Baumier, dont on connaissait jusqu’alors le talent d’essayiste et de romancier.
À chaque poète un souffle unique, un rythme propre, un phrasé singulier sur quoi viennent se greffer les images, des cohortes d’images amplifiant en clameur ce qui n’était d’abord que rumeur. Sidérale, la poésie de Matthieu Baumier s’avoue d’abord sidérée par la démesure de la tâche incombant désormais au poète : « Ainsi, Poème, / Tu me demandes de me présenter / Seul, / Et de répondre à ce monde ? ». S’avancer, seul, comme se présentait jadis le myste devant le hiérophante ? Répondre au monde, alors même qu’il se détourne et se tait, pour mieux en répondre devant on ne sait quelle instance puisque les dieux s’en sont depuis longtemps retirés, et avec eux le sacré devant qui s’incliner. Aussi n’est-ce plus de nostalgie pour les dieux enfuis que se nourrit aujourd’hui l’exil poétique mais de certitudes archaïques, cryptiques, ressurgissant à point nommé et à heure dite.
Or l’heure n’est plus à l’émerveillement, ni même au désenchantement d’être venu trop tard et d’avoir raté l’éclosion radieuse des premiers commencements. Et si toute grande parole poétique se sent aujourd’hui plus ou moins habitée par le messianisme secret des « tard venus » initié par Hölderlin, puis orchestré par Heidegger (Pourquoi des poètes ?), Matthieu Baumier s’en fait en amont le relais partout où le poète, cloué sur la croix d’un temps devenu dément, doit en endurer le tempo syncopé : il est trop tard, bien trop tard pour que le verbe poétique puisse encore être cathartique, mais il est temps cependant, il est même l’heure à tout instant : « N’est-elle pas venue ? L’heure de sertir le voile du réel dans la mandorle du poème ? » Est-il alors si différent du veilleur évoqué par saint Paul, le poète à qui patience et prescience octroient le pouvoir d’écrire « l’après fin du monde » ? Les yeux grands ouverts, en attente de l’événement qui néanmoins le surprend
Une puissance de mort semble il est vrai partout à l’œuvre et c’est désormais le Poème – vaisseau plus que jamais fantôme aux « voiles épaissies / et rimes démâtées » – qui erre de par le monde en quête d’un cœur qui lui soit à jamais fidèle. Connut-il un sort plus enviable le bateau ivre de liberté, ébloui par d’incandescentes visions dont Rimbaud pressentit qu’il allait s’échouer sur une grève où critiques et esthètes tenteraient de s’en approprier la cargaison ? Bien faible serait le pouvoir de la poésie s’il ne s’agissait pour elle que de racheter ces tourments, et non de retrouver la source pure qui quelque part dans l’ombre murmure et dont Orphée continue à montrer le chemin, une fois la séduction d’une mort par amnésie conjurée, et le mot de passe retrouvé : « Je suis le fils de Terre et du Ciel étoilé » annonçait jadis le myste, auquel répond en écho Matthieu Baumier : « Sans l’écoute de l’unité originelle, / L’amoureuse rencontre du Ciel et de la Terre, /Le Poème s’absente.»
Or le Poème est dans ce recueil bien présent, vivant, devançant même le poète. C’est que l’état des choses, de l’homme, exige de la poésie qu’elle se défasse de son lustre, et le poète de son aura afin que le Poème, dépouillé des symboles que les hommes ne savent plus interpréter, puisse œuvrer à mains nues et retrouver sa vieille connivence avec l’en deçà du monde, avec sa prima materia diraient les alchimistes. Car l’heure est aussi venue pour l’ alchimie poétique de faire amende honorable pour sa Pierre obtenue à moindre coût. Comment le prix à payer ne serait-il pas devenu exorbitant quand il n’est plus de monde dont l’orbe délimiterait le dehors et le dedans ? Aussi la quête héroïque et aventureuse de la Pierre se confond-elle dans la poésie aurorale de Baumier avec la découverte infiniment plus modeste de l’amande à la saveur douce-amère, sertie dans sa coque comme la Vierge dans la mandorle, ce mandala chrétien. L’image revient dans ces poèmes tel un leitmotiv, un support de méditation offert à l’homme de demain, et finit par s’imposer comme l’un de ces signes puissants mais simples qu’affectionnait dans ses dernières années Artaud.
Ce n’est plus son Eurydice que le poète descendu aux Enfers s’en va aujourd’hui rechercher, et ce n’est plus le démembrement qu’il doit endurer quand Orphée est désormais de toutes parts assiégé. Nul ne peut donc revendiquer son héritage, et prétendre en entonner le chant, qui n’ait vécu ce moment crucial où l’homme et le monde ensemble se défont d’une gloire qui leur fut si longtemps commune quand paysages et visages en étaient le socle et l’horizon. Mais le poète ne saurait s’en tenir là, et se contenter de constater qu’homme et monde sont si intimement liés que l’un ne peut perdre sa consistance sans que l’autre perde son centre de gravité. C’est avec l’encre nocturne de ce monde, une encre dont il va lui falloir à tout prix transmuter la noirceur, que le poète se doit d’écrire s’il veut rester fidèle à la Terre et à ses frères de misère, et ne pas les abandonner pour un Ciel où une solitude plus terrible encore l’attendrait.
Mais est-il de fraternité sans lucidité, et de courage sans conscience de sa propre lâcheté ? L’homme de l’époque, prétentieux et volage, Baumier le dépeint par petites touches – « un éboulis de vapeurs / envahies par tant de frayeurs » – aussi incisives que les flèches décochées par René Daumal contre les « hommes-creux » s’enivrant de mots vides. Il s’en faut alors de peu que soit rompu le fragile équilibre, et que l’insurrection poétique laisse place à la polémique : « Pourquoi devrions-nous l’aimer, cet homme-là ? ». Quelle maigre consolation ce serait en effet de penser que l’empreinte devenue dérisoire de cet « homme-coq » soit en voie d’effacement si l’on ne pressentait d’autres forces en travail, et une autre création en gestation : « Debout ! C’est l’orée / Et c’est l’homme ». Comme les Védas jadis, confiant la parole sacrée aux tout premiers poètes-voyants (rishis), ou comme Odysseus Elytis dans son admirable Axion Esti, Baumier voit en l’homme la créature « poétique » par excellence dont l’émergence coïncide toujours avec celle d’un monde.
De même l’arbre retrouve-t-il dans ces poèmes la dignité archaïque qui en fait davantage que le plus vigoureux symbole de l’union du Ciel et de la Terre. C’est le principe même de l’arborescence, la vitalité cachée de « l’Arbre origine » qu’il faut à l’homme contemporain redécouvrir une fois l’arbre du monde abattu par des brutes inconscientes, comme le fut le frêne Yggdrasil dans le Ring wagnérien : « Je pense aux arbres qui succombent, / et aux étoiles empalées ». Morts, démantelés, ruinés de leur magnificence, les arbres sont ici érigés en témoins d’un attentat contre la vie perpétré par l’homme, et non plus par les dieux ou le destin. Arborescent lui-même, le Poème redonne ainsi vie à la très vieille croyance selon laquelle on ne saurait dissocier le destin d’une âme de l’étoile qui en est le garant céleste, et de l’arbre qui veille sur son accomplissement terrestre :
« À la veillée des arcanes
Notre mère – l’arbre
Réinvente la virginité de l’homme. »
Saurait-on mieux dire ? Point ne suffit de « scruter la parole perdue des forêts » si l’on ne se montre capable de s’immiscer sous l’écorce et de pénétrer jusqu’au « creux de l’ancien chêne », là où tout est enfin pénombre, immobilité, silence, et où les mots rouillés, souillés, trouvent à se réfugier pour s’y ressourcer. Magnifique paradoxe que cette Genèse à rebours, exigée par l’esprit du temps ; que ce rebroussement méditatif jusqu’à ce noyau invisible où n’a pas pénétré le vacarme du siècle mais d’où le bruissement des mots s’épandra jusque dans les ramures. Quand le monde et l’homme ne cessent de s’entraîner vers une extériorité sans limites dont Rainer Maria Rilke disait redouter les effets dévastateurs, où découvrir l’orée ailleurs qu’en ce point vierge dont l’arbre préserve encore la pureté, la densité ?
Ce ne serait pourtant là que rêverie si le poète n’avait, pour y parvenir, à œuvrer comme s’y employaient jadis alchimistes et tailleurs de pierre, ces « compagnons de l’Aurore » aujourd’hui si oubliés dont Matthieu Baumier dit se sentir le frère sur cette terre disgraciée : « Il faudra bien que tout se taise / Pour qu’un son de pierre / Encore retentisse ». Et ce n’est pas le moindre des défis que le poète demeuré fidèle à sa vocation orphique doive « demeurer auprès des aubes de la Pierre », là où tout prend forme et se tait comme le disait Plotin de la puissance contemplative de la nature. C’est dans ce silence, ce retrait fécondant qu’il lui sera alors donné, et au lecteur qui l’a fidèlement accompagné, de sentir à nouveau couler en lui la sève inépuisable de la vie.
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