Entretien avec Bogdan Mandache, publié en 2003 dans la revue roumaine Cronica - Françoise Bonardel

M. Chère Françoise Bonardel, vous avez récemment publié chez Dervy un livre très documenté sur la tradition hermétique intitulé La Voie hermétique. Pourriez-vous nous expliquer la signification de l’image, inédite je crois en France et quelque peu énigmatique, ornant la couverture ?

 

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B. J’ai découvert cette vignette, parmi d’autres du même style, dans le superbe ouvrage (Opus Magnum) édité en 1997 à Prague par Vladislav Zadrobilek, à qui j’aimerais rendre hommage pour la grande qualité de son travail d’éditeur. Que de merveilles sommeillent encore dans les bibliothèques publiques et privées de Bohème ! Il s’agit en l’occurrence d’un manuscrit de la fin du XVIII° siècle, d’inspiration rosicrucienne. Je cherchais en effet avec Bernard Renaud de la Faverie, mon éditeur, une image suggérant à la fois l’ouverture inhérente à toute voie spirituelle, et la quintessence de l’Art d’Hermès en ses diverses facettes. Je voulais que soit perceptible l’existence d’une énigme, d’un mystère, tout en permettant au lecteur de penser qu’il s’agit là d’une démarche accessible, et non d’un code réservé à quelques initiés. Il fallait donc qu’il ait envie de se promener en toute liberté dans ce jardin « hermétique » ! C’est aussi ce que j’ai voulu suggérer dans la brève présentation de l’ouvrage en quatrième de couverture en parlant du « jeu incessant du clos et de l’ouvert ».

Vous aurez remarqué que si cette vignette aux couleurs délicates a la forme d’une sphère, supportée par un esprit angélique et surmontée d’une croix, la perspective centrale, nettement dessinée, est une vaste allée évoquant la possibilité d’un cheminement vers une ligne d’horizon où une seconde sphère, plus petite, inclut les symboles de l’Œuvre alchimique (Sel, Soufre, Mercure). Cette voie largement dégagée, bordée de verdure, évoque également pour moi le Grand Canal de Versailles. Cette analogie réjouirait je crois mon ami Paul Barba-Negra, réalisateur d’un film magnifique sur la symbolique solaire des jardins et du palais de Versailles[1]. Cette vignette dépeint donc bien un jardin clos, à l’image du vase d’Hermès, mais dont les allées, les travées et la perspective centrale donnent me semble-t-il une impression d’aisance, d’espace, et surtout de vitalité dans la mesure où y prédominent le vert et l’or, couleurs traditionnellement associées aux œuvres de l’Esprit, à la joie christique aussi. Pensez par exemple à l’importance de la verdeur (viriditas) dans l’œuvre de Hildegarde de Bingen et de Jacob Böhme ; et j’ai vu en Roumanie de nombreuses icones sur verre représentant le « verdoiement » du Christ. À l’image d’un hermétisme replié sur ses secrets j’ai donc préféré celle d’une complicité joyeuse avec la Nature, ordonnée et transfigurée par « l’esprit Mercure ».

 

M. Quels sont d’après vous les traits particuliers de la pensée hermétique par rapport aux anciens Mystères (d’Éleusis, de Dionysos), qui avaient aussi une portée sotériologique ? 

B. C’est là une question d’autant plus difficile que l’on sait finalement peu de choses sur le déroulement exact de ces Mystères, dont on peut néanmoins supposer qu’ils comportaient un parcours initiatique semé d’épreuves et ponctué de visualisations d’images divines, au terme duquel le myste parvenait à l’époptie : une contemplation des mystères divins qui, modifiant en profondeur son être, lui ouvrait la voie du salut. C’est d’ailleurs là le propre de toute initiation authentique et traditionnelle. J’ai toujours pensé que les Mystères grecs, qui confrontaient le myste à des images divines d’une grande intensité, devaient comporter des instructions précises quant à la disposition intérieure à cultiver à l’endroit de ces visions. J’ai peine à croire qu’on se soit contenté de susciter chez le néophyte effroi, extase, fascination, sans lui avoir donné les moyens de « transmuter » ces émotions primaires. Ce n’est évidemment là qu’une supposition, née de ce que je sais des pratiques de visualisation dans le bouddhisme tibétain, tout aussi mystérieux au regard des Occidentaux en quête d’initiation.

Si j’hésite à qualifier l’hermétisme de « religion à Mystères », c’est que cette révélation, attribuée à Hermès Trismégiste, ne comportait semble-t-il aucun rituel précis, ni aucune communauté de fidèles se réunissant régulièrement pour pratiquer leur « religion » et pour recevoir en commun cette connaissance révélée et salvatrice (gnôsis) qui fait de l’hermétisme une gnose. La sotériologie hermétique s’adresse à tous les pneumatikoi certes – à tous les « spirituels » – mais à chacun d’eux en particulier dans la mesure où il désire s’éveiller à une vie nouvelle. De ce point de vue, l’hermétisme est moins une religion qu’une philosophie de la nature et une maïeutique, infiniment plus ambitieuse que celle pratiquée par Socrate puisqu’elle se propose d’accoucher quelques élus de leur potentialité noétique et « pneumatique ». Les textes font certes allusion à un baptême – celui de l’Intellect – mais c’est là une image symbolique évoquant la possibilité d’une seconde naissance par rupture des liens avec la matérialité et l’intelligence ordinaires.

La similitude de ce baptême avec celui décrit par l’alchimiste Zosime dans ses fameuses visions – abondamment commentées par Carl Gustav Jung dans Les racines de la conscience – montre la proximité des deux branches, hermétique et alchimique, de la tradition patronnée par Hermès ; elle montre aussi la possible équivalence entre régénération spirituelle et transmutation alchimique. Si donc l’hermétisme ne récuse en rien l’existence de mystères, il en suscite la compréhension par d’autres voies que les fameux Mystères grecs : par une sotériologie à ciel ouvert, si j’ose dire, dont le seul « rituel » consistait à invoquer le cosmos et les quatre éléments, et à susciter une sympathie active, opérative, à l’égard de ce grand Tout vivant.

 

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M. Certains commentateurs chrétiens ont affirmé que le mérite essentiel de l’hermétisme avait été de « préparer » la réception du message de Jésus. Pensez-vous qu’Hermès ait en quelque sorte « préformé » le christianisme, à cette époque charnière du 1° siècle avant et du 2°siècle après Jésus-Christ ? 

B. Époque charnière, en effet, du moins pour nous qui jetons sur elle un regard rétrospectif. Car les hommes d’alors ne pouvaient avoir pleinement conscience qu’était en train de se jouer l’avenir spirituel de l’Occident. Et quand on étudie l’histoire, ô combien passionnante, de cette époque où le déclin de la pensée grecque a laissé place à l’événement chrétien, où l’espérance du salut prit des formes si diverses, quelque peu méconnues aujourd’hui, on en vient à penser que l’hermétisme aurait pu jouer un rôle plus considérable s’il n’avait été déprécié en tant que gnose par certains auteurs chrétiens. Or, si aucune des gnoses dualistes combattues par Plotin et par les chrétiens – saint Irénée en tête – n’a eu de postérité continue, l’hermétisme est quant à lui devenu une véritable tradition, entretenant d’ailleurs au fil des siècles des rapports plus ou moins étroits avec le christianisme. Je pense ne particulier au nombre important d’alchimistes chrétiens affirmant pratiquer leur art en accord avec les  Écritures, et cela bien avant que Pierre-Jean Fabre écrive L’alchimiste chrétien (1632).

La difficulté, pour les premiers chrétiens, était de revendiquer une part de l’héritage grec, néoplatonicien en particulier ; de professer, comme le fit Clément d’Alexandrie, la continuité temporelle du Logos divin entre païens et chrétiens, et d’exclure totalement l’hermétisme lui aussi héritier des Grecs (platonisme, aristotélisme, stoïcisme). Habileté pédagogique ou conviction profonde ? Certains auteurs chrétiens (Lactance, saint Cyrille) ont en effet entrepris de débarrasser le message d’Hermès de ses scories « magiques » et de récolter le bon grain qu’il comportait déjà, sans en être vraiment conscient. L’argument selon lequel l’hermétisme aurait véhiculé sans le savoir un enseignement dont le Christ était seul appelé à dévoiler la portée sotériologique et eschatologique, est évidemment très discutable, et ne trouve sa cohérence qu’en référence à une hiéro-histoire providentielle.

Précisons toutefois que d’autres auteurs chrétiens, au premier rang desquels figure saint Augustin, ne firent aucun crédit à l’hermétisme, considérant Hermès comme un dangereux magicien, un faux médiateur et donc un imposteur. Il est pourtant avéré par les textes qu’il n’y a pas de contradiction majeure entre le message d’Hermès et de celui du Christ, quant à l’urgence d’un réveil spirituel tout au moins, et au rôle du Logos dans l’œuvre de régénération. N’oublions pas que les premiers chrétiens ont évolué dans un climat intellectuel et spirituel grec et romain ! Mais l’hermétisme comporte également d’autres ingrédients plus anciens, égyptiens et chaldéens en particulier, difficilement assimilables par le christianisme. À moins, évidemment, de rectifier nombre de nos connaissances sur les origines du christianisme. C’est une idée qui est me semble-t-il en train de faire son chemin.

 

M. Quelle différence voyez-vous entre un chrétien et un pneumatikos hermétiste ? Ce terme grec désignant l’homme spirituel, en opposition aux êtres matérialistes ou aux purs « intellectuels ». 

B. Je constate d’abord que l’hermétisme a accordé une grande importance à cette tripartition, classique dans le monde antique, entre les êtres « hyliques », esclaves de la matière ; les individus « logiques », n’obéissant qu’à la raison, et les « pneumatiques » ouverts au souffle vivifiant de l’Esprit. C’est en référence à une tripartition comparable que Platon parlait dans la République de trois classes d’êtres : gardiens-philosophes, guerriers, commerçants. Mais le plus intéressant ne me paraît pas l’aspect socio-politique de cette classification, largement sujette à caution dans nos sociétés où le métier reflète de moins en moins souvent la qualité pour ainsi dire ontologique des êtres, et où toute typologie de ce genre est immédiatement interprétée en termes de castes.

Ce qui me paraît irréfutable par contre dans cette classification, c’est qu’elle renvoie à une disposition fondamentale proche de ce que les Hindous nomment guna, signifiant qualité, propriété. Ces guna sont au nombre de trois également, et à chacun d’eux est attachée une inclination naturelle particulière  infléchissant pensées et comportements soit vers la matérialité, l’aspect charnel des choses (tamas) ; soit vers l’intellection abstraite et le désir de puissance (rajas), soit vers la vie spirituelle (sattva). Pascal ne dira pas autre chose en parlant de l’existence de trois « ordres » : de la chair, de la science et de la charité ; ce dernier surpassant infiniment les deux autres. L’observation courante nous montre, me semble-t-il, le bien-fondé de cette tripartition qui n’a évidemment rien d’un déterminisme strict ou d’une fatalité. C’est une dominante mais aussi une sorte de prima materia à partir de laquelle il devient possible de « travailler », alchimiquement et spirituellement, afin de transformer le rapport jusqu’alors entretenu avec la matérialité et l’intellectualité. Il m’était donc difficile de répondre à votre question sans rappeler d’abord tout cela.

Quant à la différence entre l’homme spirituel – « l’Homme de désir » disait Louis-Claude de Saint-Martin – d’un point de vue hermétique et chrétien, elle s’atténue je crois au regard de ce que je viens de rappeler ; et l’exemple de Pascal montre bien qu’on peut être simultanément homme de science et chrétien sans confondre les deux « ordres ». Disons malgré tout que l’hermétiste s’en remet davantage à la possibilité d’œuvrer qu’à la foi dans la mesure où il  attribue la régénération à une illumination, rendue possible par sa disposition intérieure, plutôt qu’à une grâce sanctifiante. C’est ce qui fait de lui un gnostique opératif plus qu’un croyant, au sens chrétien du terme. Mais sur l’essentiel tous les « spirituels » se rejoignent, quelles qu’aient pu être les voies suivies pour se dégager des séductions éphémères exercées par la matière ou l’intellect.

 

M. Commentant un passage du Corpus hermeticum où il est dit que les dieux quitteront la terre d’Égypte, vous parlez d’une perte de la vision due à l’indiscrétion du regard. Ne trouvez-vous pas qu’une telle prédiction a des accents tout à fait modernes ? 

B. En effet ! C’est le « crépuscule des dieux » ou plutôt leur retrait qui est annoncé dans le texte d’ailleurs intitulé « Apocalypse ». Mais le Corpus hermeticum n’a rien d’un système philosophique savamment ordonné, et l’on doit rester prudent quant à l’articulation des deux thèmes que vous évoquez : la perte de la vision, due à l’indiscrétion du regard humain, et l’abandon du monde par les dieux, engendrant une corruption universelle. Car cette cécité est d’abord la conséquence de l’incorporation des âmes, de leur introduction dans la matérialité corporelle. Tel est le prix à payer pour posséder un corps, pour exister en ce monde. C’est là un thème platonicien et gnostique que l’hermétisme a fait sien. Certaines de ces âmes par contre, trop indiscrètes quant aux desseins divins, subissent un véritable châtiment et sont désormais privées de toute vision de Dieu. Leur errance en ce monde, leur misère spirituelle n’en sera de ce fait que plus grande. Le texte comporte donc sur ce point un certain flottement entre les séquelles de l’incarnation d’une part, et les conséquences déplorables d’une Chute assez comparable au Péché originel. Mais dans un cas comme dans l’autre c’est toujours la démesure humaine qui est la cause de tous les maux. D’où la tentation qui peut être la nôtre de voir dans l’Apocalypse annoncée le juste châtiment rétablissant un équilibre corrompu par l’indiscrétion humaine. Mais n’est-ce pas lire le texte hermétique à travers l’Apocalypse de Jean ?

Si vous isolez l’Apocalypse hermétique de son contexte, vous y trouvez en effet un tableau incroyablement moderne qu’on pourrait croire inspiré par la « crise du nihilisme » dont Nietzsche diagnostiqua à la fin du XIX° siècle les effets délétères : dégénérescence religieuse et morale, inversion des valeurs, épuisement vital…en bref, irréligion, confusion, désordre. On croirait presque entendre René Guénon ! Mais le plus troublant est qu’il n’est à aucun moment précisé dans ce texte que les  Égyptiens aient mérité cette décadence, cette désertion du divin. Eux si pieux semblent plutôt avoir été abandonnés des dieux sans autre raison que le vieillissement du monde entraînant une nécessaire destruction, prélude à une future régénération. Est-ce là la résurgence d’un vieux thème stoïcien (ekpyrosis, destruction par le feu) réinséré dans le syncrétisme hellénistique ? Il est en tout cas logique de supposer que la démesure humaine finira par entraîner un tel désastre ; mais l’hermétisme suggère aussi que le retrait des dieux puisse être la résultante d’un épuisement cosmique. Une comparable ambiguïté habitera plus tard la méditation de Hölderlin sur le retrait des dieux, et celle de Heidegger sur le « temps de détresse » qui est le nôtre. Nous n’en avons en tout cas pas fini avec cette question !

 

M. Abordant la question du statut des images divines, vous faites référence à un discours d’initiation hermétique contenant la justification du culte des images. Pourriez-vous nous donner quelques précisions à ce sujet ? 

B. C’est là une pierre d’achoppement dans les relations entre hermétisme et christianisme, et saint Augustin fut le plus virulent détracteur de cette « idolâtrie ». Du moins est-ce ainsi qu’il crut devoir interpréter les pages de l’Asclépius consacrées à la création par l’homme des « dieux terrestres » ; entendez des statues « qui résident dans les temples et qui se satisfont du voisinage des humains ». Qui d’autre que l’homme aurait pu à vrai dire façonner de telles effigies ? De plus, l’hermétisme n’a jamais affirmé que l’homme était le créateur des dieux comme l’affirmeront les athées à partir du siècle des Lumières, mais seulement de leurs effigies terrestres ; lesquelles étaient effectivement dotées, lit-on dans l’Asclépius, de pouvoirs « magiques » exceptionnels. Or c’était là, je vous le rappelle, une croyance très répandue en Grèce et l’on attribuait à Dédale, inventeur de fameux labyrinthe de Cnossos, la réalisation de statues capables de marcher.

Qu’il y ait dans l’Asclépius des traces de ces croyances païennes est indéniable. Mais la création des effigies divines par l’homme, Seigneur de la Création après Dieu, est dans l’hermétisme parfaitement conforme à sa vocation médiatrice entre Ciel et Terre. De tous les êtres vivants, l’homme est le seul qui puisse se représenter la divinité et lui donner vie, à la mesure de ses moyens humains évidemment, limités et imparfaits. C’est probablement pour n’avoir pas suffisamment insisté sur cette limitation et cette imperfection que les écrits hermétiques ont paru si suspects à certains auteurs chrétiens. Mais on voit mal comment la philosophie hermétique, stigmatisant la démesure humaine et l’indiscrétion du regard, aurait pu cautionner des formes aussi vulgaires d’idolâtrie. Je vois donc pour ma part davantage dans ces pages l’esquisse encore tâtonnante d’une herméneutique de l’icône, qu’une légitimation de pratiques idolâtres. Rappelons à ce propos que certains penseurs de la Renaissance (Pic de la Mirandole, Marsile Ficin), désireux de découvrir de nouvelles relations entre la matière et l’esprit, crurent trouver dans l’Asclépius une réhabilitation de l’image en tant que nécessaire médiation entre le sensible et l’intelligible. On comprend alors pourquoi tant d’artistes modernes se rallièrent à la vision hermétiste de l’image, sans toujours le savoir ou le dire explicitement.

 

M. Vous parlez d’Hermès comme d’un « messager de l’être ». Qu’annonce ce prophète païen, souvent présenté comme maître du destin ? 

B. C’est Martin Heidegger qui, à mots couverts, en parle effectivement en ces termes à propos de l’essence de l’herméneutique susceptible de se réapproprier le sens premier de la « question de l’être » (Seinsfrage), occulté par son oubli. Le coup de maître de Heidegger fut d’extraire l’essence même de l’hermétisme, sans plus aucune référence à la mythologie gréco-égyptienne et à la vision de la nature propre aux Hermetica antiques. De façon plus générale, on peut voir en Hermès un « messager de l’être » en ce qu’il annonce aux hommes quel est leur être véritable, et leur enseigne les moyens de le réaliser. C’est là une « bonne nouvelle » dont il se fait le héraut. Mais n’est-ce pas là, me direz-vous, le propre de tous les prophètes et maître spirituels authentiques ? Hermès a néanmoins sur eux l’avantage d’être l’archétype du messager, du transmetteur, du médiateur entre les dieux et les hommes ; et cela depuis l’antiquité grecque qui lui a dévolu ce rôle. N’oublions pas non plus que l’Hermès grec guidait les âmes dans l’au-delà, et que son homologue égyptien Thot secondait Osiris lors de l’ultime métamorphose du défunt, destiné à revêtir lui-même une corporéité imputrescible, solaire et osirienne.

Ainsi Hermès peut-il également faire figure de maître du destin, alors même qu’il ne fut en rien une divinité comparable à la Némésis, aux Moires ou aux Parques grecques : il n’est pas celui qui tranche, mais qui relie et transfigure ! Il est non seulement le guide qui nous met sur la voie de notre être incorruptible – « l’Homme de lumière » selon le soufisme iranien – mais celui qui nous permet de transmuer la fatalité cosmique en destinée spirituelle : « La race des philosophes (selon Hermès) est au-dessus de la destinée » disait l’alchimiste grec Zosime, citant à ce propos Hermès et Zoroastre. En fait, l’hermétisme nous délivre de devoir choisir entre ces deux postulations puisqu’il enseigne à faire de tout obstacle le levier d’une libération spirituelle. Que les hommes de la Renaissance aient vu dans le Trismégiste l’incarnation du vieux Sage montre d’ailleurs la complémentarité des deux pôles de l’activité hermésienne : fluidité mercurielle et sérénité sapientielle.

 

 Représentation d’Hermès (pavement de la cathédrale de Sienne) figurant sur l’édition de poche de La Voie hermétique (2011)

Représentation d’Hermès (pavement de la cathédrale de Sienne) figurant sur l’édition de poche de La Voie hermétique (2011)

 

M. D’où vient la légende de la Table d’Émeraude (Tabula smaragdina), devenue la Bible des alchimistes ? 

B. Vous avez raison de parler de légende à propos de ce texte hiératique et énigmatique dont on ne connaît que des copies, arabes d’abord dès le IX° siècle, puis latines à partir du XII° siècle en Occident chrétien. L’absence de tout original – probablement grec – confère donc à ce texte une aura de parole perdue et retrouvée, de trésor longtemps caché et un jour réapparu. La légende veut en effet qu’on ait découvert cette Table entre les mains d’Hermès, dans la caverne obscure où gisait sa dépouille. Cet épisode trouve un répondant textuel dans le Corpus hermeticum où il est dit qu’Hermès prit un jour la résolution de graver puis de déposer les Livres, sacrés et imputrescibles, dans un lieu retiré et secret.

Ce qui est certain, c’est que ce texte joua durant des siècles le rôle de Table de la loi hermétique ; et l’iconographie alchimique a fréquemment représenté Hermès tenant une Table-Livre sur laquelle est consigné son enseignement. La couleur vert-émeraude de cette Table mythique est de surcroît tout un programme puisqu’aucune couleur – pas même celles de l’Œuvre alchimique (noir, blanc rouge) – ne symbolise plus fortement la Vie dont les hermétistes cherchaient le secret. Le succès de ce texte-manifeste, maintes fois traduit, recopié, commenté au cours des siècles, tient à mon sens autant à sa forme concise, impérative, qu’à la teneur puissamment solaire et poétique de son message de vie, commun aux hermétistes et alchimistes : « Ce qui est en bas est comme ce qui est en haut, et ce qui est en haut comme ce qui est en bas, pour que s’accomplisse le miracle d’une seule chose ».

 

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M. Vous dédiez un très intéressant chapitre de votre ouvrage à l’alchimie de l’art. Le surréalisme a-t-il été une « Voie hermétique » moderne ? 

B. L’art a incontestablement des liens très étroits avec l’alchimie. Encore faut-il préciser ce qu’on entend par art, et par alchimie ! Vous savez comme moi que les alchimistes opératifs se dénommaient aussi fréquemment « artistes » que philosophes selon Hermès ; et que nombre d’artistes modernes et contemporains, et non des moindres, se sont eux aussi voulus « alchimistes » (Baudelaire, Mallarmé, Artaud). J’ai consacré à cette question de nombreuses pages de Philosophie de l’alchimie (1993), auxquelles je me permets de renvoyer le lecteur qui souhaiterait davantage de précisions. Rappelons toutefois brièvement que l’alchimie est un art « hiératique », c’est-à-dire sacré et non pas profane ; et que la conduite de l’Œuvre peut être qualifiée d’ « artistique » en ce qu’elle effectue la recréation d’un monde, à l’image de la Genèse divine. Il ne suffit donc pas d’évoquer une quelconque magie supposée poétique, ou un savoir-faire fantaisiste, pour être artiste et moins encore alchimiste. Je déplore pour ma part un usage de plus en plus vague de ces notions qui, rapportées l’une à l’autre, génèrent alors des rêveries aussi confuses et inconsistantes que celles du trop fameux Alchimiste de Paolo Coelho.

Quant au surréalisme, il est indéniable que ce mouvement n’a cessé de flirter avec la magie, l’ésotérisme, l’occultisme, l’alchimie. André Breton avait d’ailleurs suivi, assidûment semble-t-il, les cours donnés par René Alleau, orfèvre en la matière comme chacun sait. Les références faites par Breton à l’hermétisme et à l’alchimie demeurent toutefois bien légères par rapport  à l’ampleur et à la profondeur de cette tradition. En a-t-il davantage intégré l’esprit ? Par son  désir d’être passeur autant que passant, et par son amour des « pétrifiantes coïncidences » pulvérisant les cadres logiques emprisonnant la vie, Breton fit plus d’une fois montre dans ses écrits d’une fluidité en effet « mercurielle » qu’a si bien soulignée Julien Gracq. Mais ce sont « des lueurs de Pierre philosophale » que Breton dit avoir entrevues, dont la beauté paradoxale suffit d’ailleurs souvent à ravir le lecteur épris de poésie. À quoi bon chercher davantage ?

 

Victor Brauner, La Pierre philosophale (1940)

Victor Brauner, La Pierre philosophale (1940)

 

 

M. La pensée hermétique vous paraît-elle toujours actuelle ? Les écrits attribués à Hermès comportent-ils certains secrets non encore révélés ? 

B. Il y a plusieurs manières d’envisager l’actualité d’une pensée. En tant que tradition, l’hermétisme a en effet traversé les siècles et est parvenu jusqu’à nous, fût-ce sous des formes dégradées ou déguisées, comme aimait le dire Mircea Eliade des symboles et des mythes. C’est le propre d’une tradition que de perdurer et d’assurer, grâce à la transmission, une continuité métahistorique quasi intemporelle. Mais toute tradition exige aussi, pour demeurer « en acte » sans générer un traditionalisme figé, une constante réappropriation; et c’est là où l’herméneutique, textuelle et spirituelle, est appelée à jouer un rôle de premier plan. Je distinguerai donc l’actualité en tant qu’émergence dans le présent d’une continuité traditionnelle, et sa réactualisation au sens où la transmission d’un enseignement passe par sa compréhension intériorisée, seul gage d’authenticité. De ce point de vue, l’actualité de la pensée hermétique consiste à nous rappeler, comme le font d’ailleurs la plupart des sagesses et traditions spirituelles, que l’éveil coïncide avec la conscience retrouvée du présent. Ce qui n’a évidemment rien à voir avec un opportunisme de circonstance, induisant une soumission servile à l’esprit du temps !

En ces deux sens l’hermétisme me paraît en effet toujours « en acte » et donc actuel, comme le suggère votre question ; et sans qu’il soit besoin d’ajouter, comme on le fait souvent, qu’une telle pérennité tient au fait que la doctrine d’Hermès était sans le savoir « déjà moderne ». Comme s’il s’agissait là d’un label de qualité assurée ! Ce genre de prétentieuse naïveté n’est en fait qu’une forme d’égocentrisme spirituel et intellectuel qui nous porte à apprécier la valeur d’un fait passé en fonction de nos motivations actuelles. Quant à la vision du monde de l’hermétisme antique et renaissant, elle comporte bien des aspects sur lesquels les postmodernes que nous sommes auraient intérêt à méditer : respect de la terre et des êtres vivants, attention portée aux sympathies et antipathies cosmiques, sens de la mesure et du sacré…C’est toute une « écologie » naturelle et spirituelle, toute une déontologie à l’endroit de l’environnement qui est présente dans l’hermétisme. Je ne vois pour ma part dans l’enseignement d’Hermès d’autres secrets que celui-là. Mais le mystère, lui, reste entier ; et c’est à son contact qu’il nous est donné de nous éveiller.

 

M. Chère Françoise Bonardel, comment en êtes-vous venue à vous aventurer sur la Voie hermétique ? Pouvez-vous également nous dire quelques mots de vos projets ? 

B. Je n’aime pas beaucoup me retourner sur le passé sinon pour y retrouver, en vue du présent, l’instant merveilleux du premier élan et l’émotion ressentie lorsqu’on déchiffre une partition nouvelle. C’est pourquoi j’essaie de préserver dans toutes mes activités la dimension du voyage. J’ai donc envie de vous répondre que je ne sais plus au juste comment tout cela a commencé, et que cela importe peu si continue à battre dans ce que j’écris aujourd’hui le « cœur aventureux » cher à Ernst Jünger, l’un mes écrivains préférés. L’important est que quelque chose de neuf continue à advenir – c’est là le sens premier du mot aventure – sur la voie où l’on a un jour commencé à cheminer. Sans doute aurais-je fait d’autres choix – la musique, le théâtre, la médecine peut-être – si je n’avais été l’étudiante de Gilbert Durand et si son exemple n’avait été si déterminant. Je dis bien son exemple, et non une simple influence intellectuelle. Aurais-je supporté la scolastique philosophique, beaucoup plus pesante qu’on ne croit, s’il ne nous avait montré une autre manière de philosopher et s’il n’avait fait du courage, intellectuel et existentiel, la pierre de touche de sa propre pensée ? J’ai il est vrai toujours mal supporté les dualismes rigides que je suspecte de nous dérober la meilleure part de la réalité, voire de nous interdire l’accès à la moindre « réalité » sous couvert de défendre la Vérité.

Or, chaque grande pensée secrète son propre climat, sa propre géographie spirituelle. En deçà d’un accord intellectuel, toujours second, prévalent certaines affinités plus secrètes avec des images, des sonorités, des rythmes. Il y a à cet égard dans les Hermetica une lumière, une fluidité, une chaleur du cœur aussi avec lesquelles je me sens en étroite connivence ; comme avec certaines sagesses asiatiques d’ailleurs, dont je souhaite parvenir à montrer la proximité avec l’hermétisme occidental. Voilà l’un des projets que j’aimerais mener à bien dans les prochaines années[2]. Mais je me méfie autant des projets trop affirmés que des regards rétrospectifs trop appuyés ! J’ai plus d’une fois constaté que les livres – comme les rencontres fortuites lors des voyages – naissent pour ainsi dire d’eux-mêmes, s’engendrent les uns les autres sans nous demander notre avis. Une fois la prima materia préparée, évidemment ! Il n’est donc pas forcément nécessaire de parler explicitement de l’hermétisme, ou de l’alchimie, pour que le processus un jour « mis en œuvre » continue à évoluer tout seul. C’est un peu comme un moteur secret, un mode de compréhension spécifique aussi, qui anime et oriente toutes nos activités. Ainsi ai-je en chantier des essais sur le tragique moderne, sur le bouddhisme, sur Dürer aussi[3]. Mais je ne sais encore quelle « forme » va finalement venir au jour la première et m’imposer d’en poursuivre l’écriture…

 

première édition roumaine de L’Hermétisme (1992)

première édition roumaine de L’Hermétisme (1992)

 

[1] Versailles : le Palais Temple du Roi Soleil (1978) dans la série « Architecture et Géographie sacrées, du tourisme au pèlerinage ».

[2] Projet en partie réalisé avec la publication de Bouddhisme tantrique et alchimie, Paris,  Éditions Dervy, 2012.

[3] Triptyque pour Albrecht Dürer – La conversation sacrée, Chatou, Les Éditions de la Transparence, 2012.

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