Fashion Djihad - Françoise Bonardel

Fashion Jihad - Françoise Bonardel

Article paru dans Causeur, mai 2016

Que des femmes non musulmanes, hôtesses de l’air ou simples visiteuses, soient contraintes de se couvrir la tête d’un voile dès qu’elles posent le pied en Iran ou ailleurs en terre d’Islam, serait un geste de courtoisie envers les us et coutumes du pays d’accueil si cette concession « diplomatique » était assortie de réciprocité, et si ces « mœurs » locales n’étaient en fait le sceau de la Loi islamique avec laquelle on ne négocie pas, dans quelque pays que ce soit. La conscience des femmes étrangères à l’Islam serait-elle moins respectable que celle des fidèles d’Allah hurlant à la profanation si on évoque le retrait de leur voile ? Elles ont donc bon dos, les « mœurs » au nom desquelles des femmes chrétiennes, juives ou athées sont obligées de porter ce signe religieux pour le moins ostentatoire au mépris de leurs convictions intimes, tandis que dans le même temps l’espace européen se couvre de voiles qui n’ont plus rien d’une marque discrète de modestie. L’Islam serait-il la seule religion au monde qui accorderait à la fois le salut et l’immunité diplomatique ?

Au regard de nos mœurs, qui valent bien celles des autres, ce geste de soumission exigé des femmes frôle de surcroît l’apostasie car la foi, ou son absence, ne se travestit pas ; et le respect du sacré commence, pour nous Européen(ne)s tout au moins, avec celui des consciences. Alors qu’aucun musulman ne peut dans certains pays changer de religion sans risquer la peine de mort, l’Islam rigoriste continue à trouver normal que des femmes occidentales revêtent le symbole d’une religion qui n’est pas la leur ; geste qui devrait les conduire, si elles sont fidèles à elles-mêmes, à en refuser intérieurement la portée symbolique au risque d’en rendre manifeste le caractère parodique. Qu’y a-t-il en effet de plus caricatural et donc blasphématoire : de montrer ses cheveux, ou d’abriter sa duplicité intérieure sous un voile ? Est-ce cela que veulent les responsables religieux ? Rien de semblable n’est exigé en Inde par exemple, même dans les fiefs de l’hindouisme le plus orthodoxe ; et les Occidentales qui ont l’imprudence de revêtir un sari pour faire couleur locale ou afficher un zèle religieux intempestif sont en général regardées avec un certain mépris.

Mais c’est aussi qu’en évoquant les « mœurs » on espère réveiller en chaque Européen(ne) le sens d’un relativisme de bon aloi, compréhensif et tolérant à l’endroit des modes de vie dont la diversité fait aussi le charme des voyages dans les contrées lointaines. On se souvient de Diderot, émerveillé de découvrir combien pouvaient être pacifiques les mœurs des peuples océaniens, offrant leurs femmes au voyageur de passage qui, rentrant chez lui, ne manquait pas de trouver bien étriqués les usages conjugaux ! Et puisqu’il est de bon ton d’évoquer Lévi-Strauss pour cautionner le relativisme culturel dans lequel nous sommes enlisés, relisons plutôt le discours prononcé par lui à l’Unesco en 1971(« Race et Culture ») dans lequel il reconnaît à chaque culture le droit de se préserver en se désolidarisant, sans haine ni mépris mais avec fermeté, de ce qui heurte sa sensibilité.

De deux choses l’une en effet : ou bien le port du voile islamique – en terre d’Islam ou en Europe – est en effet une affaire de mœurs, toujours relatives et donc négociables mais avec un souci de réciprocité ; ou bien il n’en est rien et les mœurs en question ne sont que l’habillage plus ou moins discret de la Loi coranique qu’il serait vain de vouloir modifier mais qu’il nous reste le droit de refuser, en bloc et sans états d’âme. Aussi est-il à craindre que notre « tolérance » et notre « humanité » de façade cachent avant tout la prétention, qui nous a plus d’une fois été fatale, d’être une fois encore les plus compréhensifs, les plus généreux, les plus vertueux en matière d’universalisme ; ceux qui réussiront l’impossible – convaincre, intégrer, transformer les mentalités – comme cherche à en persuader les Européens le « nous allons y arriver » lancé comme un défi par la Chancelière Merkel. Y arriver peut-être, mais pour quel résultat et à quel prix ?

Il se trouve en effet qu’en matière de mœurs européennes le temps n’est plus où l’on affichait son appartenance religieuse, relevant désormais de l’intériorité plus encore que de la sphère privée qui, opposée à l’espace public, permet de définir la laïcité. Les prêtres eux-mêmes, tout comme les moines et moniales lorsqu’ils rejoignent pour un temps la vie civile, n’ont-ils pas renoncé à porter l’habit religieux risquant de les isoler de la communauté humaine à laquelle leur message entend s’adresser ? Le décalage est donc total entre l’intériorisation du sentiment religieux à laquelle nous a peu à peu conduits notre histoire, et son affichage délibéré  dès lors inévitablement perçu comme une exhibition de la pudeur contraire à nos mentalités et à nos mœurs ; exhibition dans laquelle excellent tout particulièrement les jeunes Occidentales fraîchement converties. Quoi de plus « tendance » que l’Islam, n’est-ce pas ?

C’est aussi pourquoi semble si fragile la viabilité du pacte républicain proposé par Pierre Manent aux musulmans de France[1], sans doute prêts dans leur grande majorité à y adhérer de bonne foi, mais qui en seront empêchés tant qu’ils n’auront pas clairement défini si c’est la Loi coranique qui détermine leurs mœurs – et ce jusque dans les moindres détails de la vie quotidienne – ou si ce sont les usages du pays où ils vivent et dont ils sont citoyens qui ont valeur de loi, commune à tous ses habitants sans distinction d’origine. Si la question concerne aujourd’hui en premier lieu l’Islam, y compris dans sa majorité modérée, ce débat fut au cœur de presque tous les grands conflits historiques, et l’on se souvient de l’aplomb avec lequel Adolf Eichmann osa se prévaloir de la loi morale kantienne – qu’il dit avoir toujours scrupuleusement respectée ! – pour justifier son obéissance inconditionnelle et relativiser ses crimes. Quoi de plus universel pourtant, et de plus rationnel que cette loi-là ? Veillons donc à ce que le légalisme islamique ne nous conduise pas à revivre ce scénario sinistre face auquel nous serions d’autant plus désarmés que des mœurs à la mode il n’y a souvent pour nous qu’un pas.

Ce que Proust, misogyne à ses heures, disait des femmes – que tout finit toujours avec elles par des questions d’essayage – vaut pour notre rapport quelque peu hystérique à la mode, devenue le miroir complaisant de nos humeurs et de nos mœurs. Car indépendamment de la « mode islamique », l’adhésion à l’Islam est elle aussi devenue en Europe un phénomène de mode dont il n’est pas étonnant que des créateurs de vêtements se soient emparés, et pas seulement afin de répondre aux besoins d’une clientèle musulmane ni gagner des parts de marché. Le phénomène est malheureusement plus profond que cela, et révélateur d’un potentiel de collaboration aveugle pour le moins inquiétant, sans doute en grande partie imputable à la contagion psychique répandue par les médias, mais pas seulement. Impérieux sous ses allures primesautières, « l’empire de l’éphémère » (G. Lipovetsky) se révèle en fait suffisamment inconsistant pour offrir son ventre mou à l’idéologie la plus dure, et de faire-valoir à un totalitarisme passé maître dans l’art d’utiliser les armes de la postmodernité consommatrice pour la subvertir, de l’intérieur et sans éclats de voix ni d’obus.  Il ne restait plus qu’à rendre aussi attrayante que possible la Loi islamique, défilant sur ce podium géant qu’est devenue la rue.

Qu’il faille boycotter les enseignes présentant des collections de ce type n’est à cet égard qu’un geste fortement symbolique qui ne viendra pas à bout du problème : comment une société aussi éprise de liberté que la nôtre, et aussi peu rigoureuse en matière d’orthodoxie religieuse, a-t-elle pu favoriser cette alliance contre nature de la frivolité et du puritanisme le plus outrancier ? Il suffisait d’y penser, et ils l’ont fait : se servir de notre goût immodéré pour les phénomènes de mode, dont la mode vestimentaire n’est qu’une des déclinaisons possibles, comme vecteur d’une propagande tout aussi grégaire, mais rien moins que saisonnière. C’est cette contagion-là qu’il faut à tout prix stopper, cette fragilité de nos sociétés qu’il importe de guérir, sans pouvoir malheureusement compter sur l’appui des médias qui en sont les associés les plus empressés. Hitler et les horreurs nazies ne continuent-ils pas à tenir le haut de l’affiche du grand show médiatique qui nous tient éveillés jour et nuit ? Il y a fort à parier, au train où vont les choses, que les exploits de l’État islamique lui raviront sous peu la vedette, et qu’Éva Braun fera figure de piètre midinette devant les nouvelles passionaria au visage plus que pâle, corsetées d’explosifs et tout de noir revêtues. Que de fortes, de palpitantes images en perspective !

 

Françoise Bonardel, philosophe et essayiste, Professeur émérite de philosophie des religions à l’université de Paris1-Sorbonne. Dernier ouvrage paru : Prendre soin de soi – Enjeux et critiques d’une nouvelle religion du bien-être (Éditions Almora, 2016).

[1] P. Manent, Situation de la France, Paris, Desclée de Brouwer, 2015.

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