La vie en bleu ou le nouvel opium du peuple - Françoise Bonardel

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Si le bleu n’est pas votre couleur favorite, ou si vous préférez les bleus changeants de la mer aux marbrures des maillots trempés de sueur ; si vous ne ressentez aucune affection particulière pour « les Bleus » alors même que tout aura été fait pour que vous les chérissiez ; en bref, si cet étalage de vertus sportives prétendument républicaines vous exaspère ou vous ennuie à mourir, prenez sans tarder le maquis car les semaines à venir vont être très rudes pour tous ceux et celles qui n’endosseront pas le déguisement bariolé des supporters. Il doit bien y avoir encore quelques coins retirés, en France ou ailleurs, où vous n’entendrez parler ni de football ni des prouesses (ou fiascos) d’une équipe censée vous représenter. De grands moyens auront pourtant été déployés afin qu’un maximum de citoyens s’identifie à ces idoles préfabriquées et grassement payées, comme si le sort du pays dépendait qu’il s’accroche à tout prix à ce lambeau d’identité.

N’ayez surtout pas le mauvais goût de gâcher cette fête soi-disant populaire en rappelant qu’à l’heure où les classes sociales qu’on n’ose même plus dire « laborieuses » tant la valeur travail a été dévaluée, traversent une crise sans précédant conduisant chaque jour un agriculteur au suicide, on a l’impudeur de vous entretenir non moins quotidiennement des états d’âme et de la vie de coqs en pâte de cette nouvelle « élite » : déplacements coûteux et séjours dans des établissements onéreux, train de vie luxueux derrière l’apparente sobriété de la discipline sportive. Tout cela assorti de fadaises débitées avec dévotion sur une vie quotidienne exemplaire censée propulser les joueurs au zénith de leurs performances : sont-ils en forme ? Ont-ils bien mangé, bien dormi ? Leur lit était-il vraiment à leur taille et assez confortable ? N’oublions pas non plus leurs affinités ou inimitiés dont on sait quels dommages collatéraux elles peuvent entraîner.

On n’aura pas lésiné sur les moyens publicitaires pour réconcilier les Français avec leur équipe qui les avait il est vrai quelque peu déshonorés dans un passé récent. Oubliées ces incartades d’adolescents attardés, ces rebuffades de gosses mal élevés, ces coups bas de traîtres avérés. Une foi purement sportive les a désormais gagnés, convertis, ennoblis. Ils vous récitent aujourd’hui leur catéchisme républicain avec une sincérité à fendre l’âme des détracteurs les plus endurcis. Tout est donc prêt pour que le pays soit emporté dans une frénésie collective requalifiée en « ferveur » puisque le sport est, comme chacun devrait le savoir, le dernier refuge du sacré qui vient se loger jusque dans les vestiaires où les maillots, suspendus comme autant d’icones, sont offerts à l’adoration des foules comme l’étaient jadis les reliquaires.

Quand le peintre raté nommé Adolf Hitler demanda en 1936 à Leni Riefenstahl, sa cinéaste préférée, de réaliser Les Dieux du stade – médaillé par le Comité international olympique en 1938 – la stratégie personnelle et collective était claire et on savait à qui l’apologie des corps d’athlètes superbement musclés allait profiter. Mais aujourd’hui, où le sport est censé être partie prenante du seul jeu républicain, qui va empocher les dividendes de cet assaut de « fraternité » soigneusement encadrée, sponsorisée ? La République est-elle désormais si faible qu’elle ait besoin de nouveaux dieux du stade pour colmater ses brèches et rassembler les morceaux du corps social au moins le temps de quelques matchs ? Le mot « dieu » semble d’ailleurs presque faible quand il s’agit d’un être aussi extraordinaire qu’un certain Zlatan ne laissant à personne le privilège de proclamer sa « divinité » devant des foules survoltées. Où est la vertu éducative du sport quand des adultes acceptent de conditionner des enfants à accueillir l’idole en leur apprenant des mots et gestes de bienvenue qu’on pensait réservés aux chefs d’État ?

On pense alors à ce qu’écrivit peu avant la première guerre mondiale le romancier et essayiste autrichien Robert Musil sur les comportements déconcertants de « l’homme sans qualités » : un homme dont les pensées, les faits et gestes ne sont dorénavant guidés, orientés par aucun ordre de grandeur où ils trouveraient à s’intégrer. Deux mots – ordre et grandeur – devenus il est vrai détestables à une postmodernité ludique et festive ! Comme si la grandeur, nécessairement empesée, ne pouvait engendrer qu’un ordre répressif ; et comme si l’ordre revêtait forcément la rigidité d’une camisole de force discréditant par avance toute grandeur qui pourrait s’en inspirer. De même que la silhouette d’un être humain sur une photo ou un dessin permet au spectateur de saisir selon quelles proportions percevoir les rapports du proche et du lointain, des détails et de l’ensemble de la composition, l’ordre de grandeur promeut à sa juste place chaque partie ce qu’il ordonne et organise, de ce à quoi il donne forme. Autant dire que la disparition de l’ordre de grandeur qui lui était propre signe l’arrêt de mort d’une civilisation.

C’est donc loin d’être un hasard si c’est le sport qui retint l’attention du héros de Musil percevant en lui les premiers signes du nivellement dévastateur qui allait fragiliser l’Europe et risque aujourd’hui plus que jamais de sceller son destin : « Alors déjà, l’époque avait commencé où l’on se mettait à parler des génies du football ou de la boxe ; toutefois, les proportions demeuraient raisonnables ».  Mais c’est aussi, ajoute-t-il, que « l’esprit nouveau n’avait pas encore pris toute son assurance ». Il s’est rattrapé depuis ! Acceptant à la rigueur qu’on puisse occasionnellement trouver du génie à un joueur particulièrement talentueux, Ulrich sentit disparaître ses dernières qualités proprement humaines le jour où il entendit dire qu’un cheval de course pouvait être lui aussi « génial ». Quand les mots vidés de leur sens deviennent interchangeables, la déflation de l’ordre de grandeur n’est pas loin. Ainsi en est-il aujourd’hui de l’usage du mot « immense », indifféremment utilisé pour désigner les qualités tactiques d’un joueur de foot, le jeu exceptionnel d’un concertiste, l’univers incomparable d’un poète, le raffinement très codifié d’un restaurant gastronomique branché. Tous égaux devant l’insignifiance véhiculée par cette inflation verbale, sans autre conséquence que d’offrir un orgasme passager à des individus dont le vide intérieur se satisfait à bon marché.

Alors les Bleus dans tout ça ? Et bien qu’ils fassent correctement leur métier, qu’il essaient de chanter la Marseillaise sans avoir l’air de trop se forcer ; et, s’il leur arrive de gagner des matchs et de toucher pour cet exploit des primes exorbitantes, qu’ils n’oublient pas qu’il existe un peu partout en France des caisses de solidarité pour toutes les catégories sociales en grande détresse du fait de cette même société qui fait d’eux des idoles. Après ça les Français jugeront si l’admiration infantile qu’on les aura conditionnés à leur porter était tant soit peu méritée. Le serait-elle, qu’elle gagnerait en crédibilité si elle restait proportionnée à ce que devrait représenter le sport dans une société évoluée : une hygiène de vie formatrice, physiquement et mentalement, et une école de bonne conduite dont devraient réapprendre les règles élémentaires quelques-unes des pseudo-stars qui défraient périodiquement la chronique judiciaire mais sont néanmoins offertes en modèles d’humanité accomplie à des enfants défavorisés, plus fragiles que les petits bourgeois enrôlés eux aussi à leur insu dans ce mouvement planétaire que le philosophe Peter Sloterdijk a si justement nommé « la mobilisation infinie ».

Et si malgré tous ces beaux raisonnements et ces manœuvres d’évitement le bleu vous est toujours insupportable, il reste quantité d’antidotes capables de neutraliser les nuisances persistantes d’une bleuitude imposée aux foules par les calculs politiciens et les lois du marché : se souvenir de l’azur, partout où il vous a été donné de vous y plonger ; ne pas oublier Etty Hillesum, disant retrouver force et espoir chaque fois qu’elle levait la tête vers le bleu du ciel au-dessus du camp où elle était enfermée ; s’émerveiller des bleus éclatants des vitraux des cathédrales ou des magnifiques dégradés marins de Nicolas de Staël, comme suspendus entre blancheur et noirceur ; relire enfin autant de fois qu’il est nécessaire le poème de Hölderlin « En bleu adorable », à travers lequel retrouver le seul ordre de grandeur capable de remettre à leur juste place tous les jeux du cirque : « Telle est la mesure de l’homme. / Riche en mérites, mais poétiquement toujours, / Sur terre habite l’homme. » Une respiration salutaire avant, pendant et même après l’Euro.

Françoise Bonardel

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