Gnoses et hermétisme, fleurons de l’alexandrinisme - Françoise Bonardel

Conférence faite à Alexandrie en septembre 1997

Conférence faite à Alexandrie en septembre 1997

 

Une séduisante métaphore, récurrente dans les ouvrages savants autant que littéraires[1], veut qu’Alexandrie ait été, aux premiers siècles de l’ère chrétienne, un creuset culturel incomparable : « Creuset, foyer, mortier, haut fourneau, alambic où se mêlent, de distillent, s’infusent et se transfusent tous les ciels, tous les dieux, tous les songes : Alexandrie au II° siècle » écrit Jacques Lacarrière[2], peu avare de redondances dans l’évocation de cette surabondante alchimie. Mais sitôt qu’il s’agit d’apprécier quel « or » fut produit par cette fermentation scientifique, philosophique et religieuse, les avis divergent au point que le fameux athanor alexandrin semble parfois n’avoir produit qu’un syncrétisme confus, préfigurant le bariolage culturel moderne. S’inspirant d’une lettre souvent citée de l’empereur Hadrien à son ami Servianus[3], Marguerite Yourcenar brossa elle aussi d’Alexandrie un portrait peu flatteur, comme si cette ville condensait en elle toutes les tares d’une religiosité décadente : « Les religions sont à Alexandrie aussi variées que les négoces : la qualité du produit est plus douteuse. Les chrétiens surtout s’y distinguent par une abondance de sectes au moins inutile. Deux charlatans, Valentin et Basilide, intriguaient l’un contre l’autre, surveillés de près par la police romaine. […] Les gens à la mode y changent de dieu comme ailleurs on change de médecin, et sans plus de succès. Mais l’or est leur seule idole : je n’ai vu nulle part solliciteurs plus éhontés[4]. »

On mesure rétrospectivement combien fut à cet égard significative la lecture nietzschéenne de cette période de la vie antique où se mêlèrent en effet décadence – celle du rationalisme grec –, goût pour les recensements et synthèses, flambée d’une religiosité bigarrée (gnoses, hermétisme, mystères) à laquelle s’attaqua le christianisme luttant contre les premières hérésies. Or, si Nietzsche ne put dissimuler sa fascination pour cet instant inoubliable où Alexandre le Grand « fit boire au même cratère l’Asie et l’Europe[5] », il n’en confia pas moins à un « Alexandre à l’envers » – en l’occurrence à Richard Wagner – le soin de réunifier ce qui, jadis et là-bas justement, avait commencé à s’éparpiller : «  Non pas celui qui répand la culture, mais celui qui la concentre, un miroir concave, celui qui rassemble toutes les possibilités de culture pour les resserrer et les ramener de la dispersion à un foyer central[6]. » Nous voilà donc renvoyés au creuset : un rôle que n’aurait pas, malgré les légendes, rempli l’alexandrinisme.

Si j’insiste d’entrée de jeu sur cette épineuse question, c’est qu’elle n’est pas sans relations avec les jugements, en général très dépréciatifs, portés par les philosophes sur gnoses et hermétisme, ces purs produits de l’esprit alexandrin ; ni sans implications sur l’éventuelle « alchimie » réalisée par ces doctrines ne s’intéressant à la connaissance (gnôsis) qu’en vue du salut. N’ont-elles été que les rejetons tardifs et affaiblis d’une époque sans réelle cohérence philosophique et spirituelle, et de ce fait davantage portée à la dévotion et aux pratiques « magiques » qu’à la rigueur intellectuelle ? Non dénuée de tout fondement, cette interprétation devenue classique esquive pourtant un parallèle plus fécond entre ce que l’esprit gnostique a véhiculé de contradictions existentielles et spirituelles, et ce que la culture alexandrine a pu comporter de tensions qui seraient encore pour partie celles de la modernité.

De multiples questions se sont d’abord posées aux érudits quant à l’origine géographique et culturelle et à la dominante spirituelle de ces deux courants dont l’émergence, quasi simultanée en terre d’Égypte entre le 1° et le 4° siècle de notre ère, fut de surcroît contemporaine de celle du christianisme. Or, il est avéré que certains gnostiques subirent une forte imprégnation chrétienne – le jeune Valentin en particulier, originaire d’Alexandrie ; tandis que d’autres se firent les messagers, souvent anonymes, d’une véritable gnose chrétienne (Évangile selon Thomas, Sophia de Jésus, Livre secret de Jean), ou se posèrent en réformateurs audacieux du judéo-christianisme naissant (Marcion). La question ne s’est pas exactement posée en ces termes pour l’ensemble des Hermetica attribués à Hermès Trismégiste et compilés au V° siècle par Stobée[7]. Car s’il est toujours possible d’y découvrir ça et là quelques traits chrétiens, la multiplicité des sources qu’on a pu authentifier en eux (Iran, Chaldée, Grèce, Palestine), cède vite la place à une interrogation plus centrale : Qui était le Trismégiste et surtout, quelle est la nature exacte de la « gnose » (connaissance révélée) dispensée par lui à quelques élus, et pour l’essentiel réfractaire au dualisme rigoureux et à l’anticosmisme prônés par les autres sectes gnostiques ?

La question est d’autant plus importante que la tradition alchimique occidentale devait elle aussi se recommander d’Hermès, et que de nombreux textes alchimiques grecs et arabes attestent la proximité de ces deux courants, gnostique et hermétique. La diversité même des gnoses, qui déjà déconcerta ou scandalisa les hérésiologues (Irénée de Lyon, Hippolyte de Rome, Épiphane de Salamine), oblige donc à se demander s’il n’est pas abusif de parler aujourd’hui de « la » gnose qui, oubliée durant des siècles, resurgira de surcroît au XIX° siècle à la faveur de mouvements ésotériques soucieux de redécouvrir une unité fondatrice indifféremment nommée « Tradition primordiale » ou bien encore « Science intégrale »[8].

S’il est vrai que cette luxuriante production permet néanmoins de mettre au jour « un type distinct et original de religiosité » (Puech) dont l’unité s’impose à qui pratique la méthode phénoménologique[9], diverses dominantes sont perceptibles selon les textes et justifient qu’on ait pu avancer l’hypothèse d’un judaïsme dissident, d’une « hellénisation extrême du christianisme » (Harnack) ou, à l’inverse, de son orientalisation par des formes de magie et de théurgie plus ou moins compatibles avec la rationalité grecque puis avec l’enseignement chrétien. Un trait commun s’affirme pourtant : l’hostilité de la plupart des gnostiques à l’endroit du Dieu de l’Ancien Testament, assimilé au mauvais Démiurge ; et s’il fut une attitude gnostique caractéristique, l’Évangile de Vérité en énonce clairement la spécificité : « Celui qui possède ainsi la Gnose connaît d’où il est venu et où il va. Il sait, comme quelqu’un qui, ayant été ivre, s’est désenivré et qui, revenu à lui-même, a rétabli ce qui lui est propre[10]. »

Tel n’était-il pas déjà, après tout, le message du platonisme, demeuré particulièrement vivace chez le gnostique Valentin ? Or, malgré cette similitude de fond, un consensus réprobateur inauguré par Plotin dénia aux gnoses et à l’hermétisme toute appartenance à la tradition philosophique. Souvent jugée par défaut, leur prétendue « connaissance » fut alors rapportée à une contamination de la rationalité grecque par « l’esprit irrationnel, mystique de l’Orient » (Festugière) ; et leurs mythes de Création et de Chute à une vulgaire et confuse « scène de ménage métaphysique » (Bréhier). C’est tout dire ! Quant aux  critiques plus récentes de Paul Ricœur contre la gnose, elles prennent l’allure d’une alternative drastique : « Entre la gnose et la raison il faut choisir », autant dire refuser de céder à ce « simulacre de la rationalité » qu’aurait été l’esprit gnostique[11]. Mais la gnose s’est-elle jamais donné pour tâche de singer, maladroitement qui plus est, la rationalité ? Ne pourrait-on davantage lui reprocher de l’avoir superbement ignorée, ou méprisée ?

Plotin avait été plus nuancé, lui qui ne s’attaqua pas aux gnostiques pour voler au secours d’une raison bafouée, mais parce que leur refus du monde offusquait à ses yeux l’héritage  éthique, esthétique et spirituel de l’hellénisme : « Mépriser le monde, mépriser les dieux et toutes les beautés qui sont en lui, ce n’est pas devenir un homme de bien[12]. » Les gnostiques n’avaient-ils donc pas compris que la contemplation suffit à affranchir l’âme de la prison du corps, sans qu’il soit nécessaire de vouer le monde aux gémonies ? On est donc en droit de se demander ce qui est au juste condamné par les philosophes au titre du « gnosticisme » : la profusion et l’incohérence de ses mythes ? Son manque de rigueur conceptuelle ? Le caractère composite d’écrits défiant toute unité systématique ? Le recours à une forme de piété salvatrice peu compatible avec l’exigence de clarté rationaliste ? Tout ou partie de cela, sans aucun doute. Mais est-ce tout ? La virulence même des critiques émanant des philosophes laisse supposer qu’on puisse aussi reprocher aux gnostiques d’avoir porté témoignage d’une déchirure tout à la fois métaphysique et culturelle, masquée depuis lors par bien des compromis savants.

La conception grecque de la connaissance (dianoia et noesis) postule en effet que le savoir rationnel puisse libérer du mal inhérent à l’erreur et à l’illusion. Un gnostique moderne –  Émile Cioran par exemple – ne manquerait pas de constater que l’extension patente de la connaissance rationnelle, pour l’essentiel héritée des Grecs, n’a en rien fait régresser le mal partout présent. Cette grandiose espérance gnoséologique ne fut-elle à son tour qu’une illusion ? Ce qui opposa philosophes grecs et gnostiques alexandrins ne fut donc pas le désir de retour à la « vraie patrie » au-delà du manifesté car à ce titre le Platon du Phédon et du Phèdre, du Banquet et même de la République, était déjà à sa manière « gnostique ». C’est plutôt que les gnostiques n’accordèrent jamais, quant à ce possible retour, aucun crédit au discours logique, à l’argumentation ; confiant à la seule « révélation efficace » (Puech) le pouvoir d’éradiquer le mal jugé par eux inhérent à l’acte même de Création. C’est là l’autre différence significative avec l’hellénisme, et plus encore avec le judéo-christianisme et même l’hermétisme. Plus proches sur ce point du bouddhisme, les gnostiques n’iront toutefois pas jusqu’à voir dans l’idée même de Création la plus redoutable des illusions.

Ce que certains textes laissent par contre entendre à ce propos ne manque pas d’être troublant, plus encore que l’étrange séparation entre le Dieu véritable, silencieux et inconnu – le « Dieu séparé » dira Simone Pétrement – et le Démiurge responsable de cette pitoyable contrefaçon. C’est en effet l’attraction même du « Trésor de Lumière » qui fut à l’origine de cette chute dramatique dans la matière, et donc de la compromission avec le mal, à l’image de celle de Sophia décrite en des termes pathétiques dans la fameuse Pistis Sophia. Archontes et  Éons guettent chez l’homme cette attirance irrésistible pour la Lumière, et ne lui donnent finalement à entrevoir que l’imitation dégradée du Plérôme. Considéré comme le produit d’un détournement initial, d’une sorte de fraude métaphysique, ce monde où pâtit la Lumière de l’incréé n’est à leurs yeux digne d’aucune rectification, d’aucune transmutation. C’est là une  divergence fondamentale avec l’esprit du Corpus Hermeticum où quelques passages d’inspiration dualiste et « gnostique » ne parviennent pas à ruiner l’espérance de régénération liée au « baptême de l’intellect » dans le cratère hermétique[13].

Berceau des gnoses et de l’hermétisme, l’alexandrinisme paraît également porteur d’une comparable tension, culturelle cette fois-ci, entre séparation et métamorphose : comment faire pour que l’extension des savoirs, rendue inévitable par la conception même de la connaissance héritée des Grecs, ne stérilise pas la création et la vie ? Comment faire aller de pair cette expansion, dont Alexandrie fut l’initiatrice, et la nécessaire concentration des énergies sans quoi se perd le secret de toute grande culture ? La fonction du « creuset » alexandrin ne fut-elle donc que d’avoir accéléré la dissolution des formes intellectuelles et spirituelles au travers desquelles s’était durablement  imposée la supériorité de l’esprit grec ? Si l’alexandrinisme n’avait eu d’autre visée que l’imitation, la compilation et la systématisation, comme l’écrit le Père André-Jean Festugière[14], alors c’est à contre-emploi qu’aurait travaillé ce « creuset », compensant par un gigantesque mais stérile effort de classification et de mémorisation une perte de substance et d’inspiration.

À quoi bon dans ce cas continuer à parler de creuset ? L’alexandrinisme n’aurait été au mieux qu’une sorte de caravansérail ouvert aux quatre vents, une zone de frayage privilégiée entre Orient et Occident. Aussi, quand Jacques Lacarrière met en évidence le lien entre le cosmopolitisme alexandrin et l’esprit gnostique, foncièrement apatride car exilé en ce monde[15], on est tenté de lui répliquer que le déracinement culturel moderne, loin de susciter un si formidable désir de régénération et de salut, a au contraire nourri une vision nihiliste de l’existence, doublée d’une volonté de puissance planétaire que les gnostiques auraient sans doute imputée au triomphe des Archontes, maîtres de nos destinées en ce bas monde. Quelle fut donc la formule de l’ « alchimie » alexandrine ?

C’est peut-être aussi que tout débat sur le « creuset » alexandrin renvoie à une question plus cruciale encore : « On peut brûler la bibliothèque d’Alexandrie. Au-dessus et en dehors des papyrus, il y a des forces : on nous enlèvera pour quelque temps la faculté de retrouver ces forces, on ne supprimera pas leur énergie » écrivait Antonin Artaud dans « Le Théâtre et la culture »[16]. N’est-ce pas là l’origine du malentendu durable  entre les cultures grecque et égyptienne ? L’origine aussi de l’alternative spirituelle : gnosticisme ou hermétisme ? L’une (la grecque) raisonnant en termes de formes quant l’autre (l’égyptienne) ne s’attache qu’aux forces ; l’une appelant à la maîtrise raisonnée et mesurée des formes, artistiques et intellectuelles ; l’autre à une transmutation des énergies qui, à cette condition seulement, peuvent produire de belles formes. Celles de l’art égyptien par exemple, ravalé par Hegel au sous-sol archaïque de la pyramide des arts, là où sommeille encore la vie de l’Esprit ; et Nietzsche lui-même, pourtant attentif au déploiement créateur des forces, ne perçut de l’Égypte que son hiératisme figé, et non la puissance de métamorphose, d’inspiration osirienne, qui les ont portées à se manifester.

Est-ce à dire que gnoses et hermétisme aient eu la même vision de ce jeu incessant entre formes et forces dont dépend toute « alchimie » ? Un texte de Ptolémée, auteur de la Lettre à Flora, est à cet égard instructif : « De même que l’or, déjeté dans la fange, ne perd pas sa beauté, mais garde sa nature propre, la fange ne pouvant en rien nuire à l’or, ainsi d’eux-mêmes, disent-ils : à quelques actions matérielles qu’ils s’abaissent, ils ne sauraient être en rien lésés ni perdre leur substance spirituelle[17] ». Attitude éminemment religieuse, sans aucun doute, que cette proclamation d’incorruptibilité au sein des pires avanies mondaines. Mais là où les gnostiques incitent à une véritable levée d’écrou en direction de l’incréé, à une émancipation radicale hors du manifesté, les hermétistes, et plus encore les alchimistes, vont s’engager sur la voie de la métamorphose (transmutation) par la mise en œuvre d’une non-dualité qui devait demeurer marginale par rapport aux entreprises unificatrices de l’Occident philosophique (monisme) et religieux (monothéisme). On retrouvera d’ailleurs trace de ces deux postulations chez Baudelaire, gnostique lorsque « le ciel bas et lourd », pesant sur lui comme un couvercle, lui inspire l’horreur de la vie ; mais alchimiste quand il lance son fameux défi : « Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or ». J’irai même jusqu’à penser qu’une telle tension, héritage de l’alexandrinisme, constitue la face cachée de l’Occident rationaliste et chrétien.

Ce qui continue à m’étonner chez les gnostiques n’est donc pas qu’ils aient fait appel à la seule piété afin de pallier l’impuissance spirituelle des savoirs constitués ; c’est que leur refus du monde créé ne pouvait non plus, sans contradiction profonde, être raisonné, argumenté. Les raisons théoriques et pratiques de trouver ce monde mauvais n’ont pourtant jamais manqué ! Or, leur insoumission aux certitudes rationnelles n’émane pas non plus exclusivement de sensibilités écorchées : une communauté d’individus mélancoliques et dépressifs a-t-elle jamais constitué un courant de pensée ? Où se situe donc l’origine de cette révolte contre la Création ? Pour pertinente qu’elle soit, la question vaut-elle pour toute religion ou philosophie, ou spécifiquement pour cette étrange configuration spirituelle nommée « gnosticisme » ? Ainsi comprend-on par exemple pourquoi le jeune Prince Siddhartha, soudain confronté à la maladie, la vieillesse et la mort, choisit de quitter au petit matin son palais pour s’engager sur voie du renoncement et de l’Éveil qui fera de lui un Bouddha. Mais les gnostiques ? Disent-ils en effet vraiment que le monde est mauvais parce qu’il est rempli de malheurs et d’iniquités ?

On est au contraire frappé, les lisant, de leur relative indifférence aux faits concrets pouvant témoigner de cette universelle et incurable malignité. Domine plutôt, dans leur longue complainte, le sentiment d’être emprisonné et d’avoir été, dès leur venue au monde, trompés, égarés : « L’angoisse et la misère accompagnent l’existence comme la rouille couvre le fer », disait Basilide[18]. Si forte est chez eux la répulsion à l’égard de toute génération qu’ils semblent ne voir partout que confusion et corruption. Le gnosticisme ne fut-il donc qu’une vision du monde particulièrement sombre dont il suffirait de se détourner pour retrouver la lumière ? Le gnostique fut-il un mélancolique inguérissable, suspectant tout regard plus optimiste ne pas voir la « réalité » ? Fut-il en cela tout simplement lucide ? Je me permettrai à ce propos un témoignage personnel.

Je dois au petit ouvrage de Jacques Lacarrière – lu d’une traite une nuit d’été sur le bateau qui me conduisait en Crète – mon premier contact avec l’esprit gnostique ; et je continue à me réjouir qu’il ait eu lieu à travers ce bel essai, avant que des ouvrages plus savants occultent la question surgie cette nuit-là, où j’eus le sentiment d’appréhender la déchirure habitant la conscience gnostique. Car sous ce ciel magnifique criblé d’étoiles, je ne voyais pas d’emblée en quoi leur ordonnancement et leur scintillement appelleraient nécessairement ce goût de cendre propre aux matières déchues ; et s’il est vrai, comme nous le disent aujourd’hui les astrophysiciens (Michel Cassé), que les hommes sont eux aussi de la poussière d’étoiles, j’étais alors plutôt portée à voir dans cette descente de la matière céleste une bénédiction dont l’humanité aurait pour tâche de se rendre digne. Je n’étais donc pas à l’évidence gnostique, mais hermétiste ! Et pourtant, la question née cette nuit-là continue à me servir de sésame à l’endroit du gnosticisme : quand et pourquoi, à la faveur de quelle lézarde intérieure, la voûte étoilée du ciel semble-t-elle tout à coup se refermer, condamnant l’homme à l’incarcération et le monde à l’abomination ? Simple dérèglement optique aisément rectifiable, ou défaillance plus profonde de notre désir d’incarnation ?

« En vérité, il suffit que quelque chose me touche – et cela peut être la plus humble, une cuillère d’étain, une boîte de fer rouillée dans ses images d’un autre siècle, un jardin aperçu à travers une haie, un râteau posé contre un mur, un chant de servante dans l’autre salle – pour que l’être se clive, et sa lumière, et que je sois en exil[19] ».

Relayé par la parole poétique d’Yves Bonnefoy, l’esprit gnostique fait ici figure d’insidieuse corruption des évidences (la rouille dont parlait Basilide ?), voire de secrète tentation dont il conviendrait de relever le défi par une « alchimie », seule capable de pondérer dissolution (solve) et coagulation (coagula). Mais une autre tentation surgit alors : celle de faire du gnosticisme une alchimie avortée, ou sciemment refusée. Je pencherai pour cette dernière hypothèse tant le Corpus Hermeticum enseigne quant à lui la possibilité d’un passage entre le désir « gnostique » de lumière et une régénération incluant la matière dans le processus de salvation. C’est même là l’originalité de l’enseignement hermétique, dont l’alchimie assurera la perpétuation. Je ne dirai donc pas les gnostiques lucides, car ce serait encore faire référence à un ordre de faits objectifs qu’ils auraient choisi de dénoncer pour mieux s’en détourner ; ce serait encore invoquer l’ordre des raisons là où d’autres s’en remettent à l’irrationalité d’une subjectivité blessée, rebelle à toute intelligibilité : le monde est ainsi parce que je le vois ainsi. Je les crois par contre déchirés  par une vigilance extatique, mais sans réel objet ; eux qui déniaient parallèlement au moi pensant toute prérogative de sujet : « Par l’unité chacun doit se retrouver. Par une Gnose il va se purifier de la diversité en vue de l’unité, en engloutissant la matière en lui, comme une flamme, l’Obscurité par la Lumière, la Mort par la Vie[20] ».

 

Gemme gnostique représentant le dieu Abraxas

Gemme gnostique représentant le dieu Abraxas

 

 

Sentinelles postées aux lisières du créé, ils ne démontrent rien en effet, et se contentent d’attester la possibilité d’un passage – en forme de retour – vers l’incréé ; un passage qui n’est pas une transition négociée, comme l’enseigne l’hermétisme, mais une aggravation de la déchirure séparant originellement le créé et l’incréé. En ce sens, le gnostique est écartelé, crucifié par l’abîme isolant le Plérôme du monde manifesté. Mais c’est pourtant là, dans cette faille, qu’il lui est donné de pressentir le Silence insondable où règne le Dieu inconnu, lui aussi séparé. Aussi la Croix était-elle appelée à devenir, dans la spéculation valentinienne en particulier, le symbole même de la Limite infranchissable qu’un Sauveur seul est habilité à transgresser afin de délivrer l’humanité : « C’est pourquoi, ô Père, envoie-moi ! / Je descendrai, les sceaux dans la main, / Je traverserai toue les éons, / Je révélerai tous les mystères, / Je montrerai les formes des dieux, / et la sainte voie cachée – / Qui est la Gnose – j’annoncerai[21]. »

Le gnosticisme n’est pas à cet égard une doctrine mais une posture d’Éveil. La doctrine est souvent confuse, baroque, emphatique. La posture est souveraine car fondée sur un refus inconditionné du conditionné. L’esprit gnostique n’est à ce titre ni incurablement pessimiste, ni exagérément sombre ou exceptionnellement lucide. Il est la morsure corrosive capable de nous réveiller chaque fois qu’une complaisance excessive à l’endroit du monde créé nous porte à oublier qu’il n’est d’autre alternative spirituelle que d’y renoncer ou de le transfigurer.


 

[1] Parmi lesquels l’inoubliable Quatuor d’Alexandrie (1957-1960) de Lawrence Durrell : trad. R. Giroux, Paris, Le Livre de Poche (« La Pochothèque »), 2003. Quant aux études savantes, Alexandrie la divine est une « somme » d’une incomparable richesse dédiée  à l’esprit alexandrin (Neuchâtel, La Baconnière, 2014, 2 vol.)

[2] J. Lacarrière, Les gnostiques, Paris, Gallimard, 1973, p. 69.

[3] « Là-bas, ceux qui adorent Sérapis sont des chrétiens et ceux qui se prétendent évêques du Christ sont des fidèles de Sérapis ; là-bas, il n’y a pas un chef de synagogue juive, pas un samaritain, pas un prêtre chrétien qui ne soit astrologue, haruspice ou guérisseur. […] C’est une race d’hommes séditieux, frivoles et insolents à l’extrême. Leur cité, opulente, riche, prospère, ne laisse personne dans l’oisiveté. » : Histoire Auguste, trad. A. Chastagnol, Paris, Robert Laffont (« Bouquins »), 1994, p. 1123 (Saturninus, VIII, 2-5).

[4] M. Yourcenar, Mémoires d’Hadrien, Paris, Gallimard, 1974, p. 208.

[5] F. Nietzsche, Considérations inactuelles, Œuvres philosophiques complètes t. II** (« Richard Wagner à Bayreuth »), trad. P. David, Paris, Gallimard, 1988, p. 102.

[6] F. Nietzsche, Fragments posthumes, op. cit., p. 434.

[7] Cf. à ce sujet Françoise Bonardel, La Voie hermétique, Paris, Dervy, 2002.

[8] Tel est le sens du mot « gnose » chez Frithjof Schuon (Sentiers de Gnose, 1957), René Guénon (Symboles fondamentaux de la Science sacrée, 1962) et Raymond Abellio (Manifeste de la nouvelle Gnose, 1989).

[9] Henri-Charles Puech, « Phénoménologie de la gnose », En quête de la gnose, Paris, Gallimard, 1978, t.1 p. 185.

[10] Évangile de Vérité (23, 13-20) cité dans Hans Jonas, La religion gnostique, trad. L. Évrard, Paris, Flammarion, 1978, p. 101.

[11] P. Ricœur, Philosophie de la volonté t. 2, Finitude et culpabilité, Paris, Aubier, 1950, p. 312.

[12] Plotin, « Contre les gnostiques », Ennéades, trad. É. Bréhier, Paris, Les Belles Lettres, 1989, p. 133 (II, 9,16).

[13] Corpus Hermeticum, Poimandrès, trad. A.-J. Festugière, Paris, Les Belles Lettres, 1945, p. 50 (IV, 3-6).

[14] A. -J. Festugière, La révélation d’Hermès Trismégiste, Paris, Gabalda, 1950-1954, 4 vol. Cf. aussi Hermétisme et mystique païenne, Paris, Aubier-Montaigne, 1967.

[15] J. Lacarrière, Les gnostiques, op. cit., p. 34.

[16] A. Artaud, Le Théâtre et son Double, Œuvres complètes t. IV, Paris, Gallimard, 1964, p. 14-15.

[17] Saint Irénée, Contre les hérésies (I, 6, 2) cité dans H. Ch. Puech, En quête de la gnose, op. cit,  t .1, p. 262.

[18] Serge Hutin, Les gnostiques, Paris, PUF, 1958, p. 21 (« Que sais-je ? » n° 808).

[19] Y. Bonnefoy, L’arrière-pays, Genève, Skira, 1972 et Flammarion (« Champs »), 1982, p. 21. L’étrangeté au monde, fréquemment qualifiée par Yves Bonnefoy de « gnostique », est  la hantise de ce grand poète préoccupé de voir la poésie faire acte de « présence » et œuvrer ainsi à l’incarnation. D’où, sans doute, sa sympathie pour l’alchimie.

[20] Évangile de Vérité (25, 10-19), cité dans H. Jonas, La Religion gnostique, op. cit., p. 87.

[21] « Hymne à l’âme », cité dans H. Leisegang, La gnose, trad. J. Grouillard, Paris, Payot, 1971, p. 99.

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