Entretien avec Bogdan Mandache pour la revue roumaine TRIVIUM - Françoise Bonardel

Ange musicien de Veit Stoss (1518)

Ange musicien de Veit Stoss (1518)

 

 

M. La spiritualité, au singulier ou au pluriel (les spiritualités), vous semble-t-elle avoir une place dans la vie de l’homme d’aujourd’hui ? 

B. Vaste question que celle-là, mais probablement décisive pour l’avenir de l’humanité. Si l’on prend en effet en compte l’histoire des civilisations qui se sont succédées au cours des six derniers millénaires, il n’est pas sûr qu’une culture privée de spiritualité soit longtemps viable. Nos contemporains n’ont sans doute accordé tant de crédit à la prophétie attribuée à Malraux – « Le XXI°siècle sera spirituel ou ne sera pas » – que parce qu’ils pressentaient ce risque. La modernité matérialiste se livre à cet égard depuis au moins deux siècles à une expérience hasardeuse, et sans réel précédent dans l’histoire de l’humanité. Mais encore faut-il s’entendre sur ce que signifie exactement le mot « spiritualité », et vous avez raison d’envisager d’entrée que son sens puisse ne pas être exactement le même selon qu’on l’emploie au singulier ou au pluriel, même si un noyau commun relie à l’évidence les deux.

Cela étant dit, je me méfie de l’usage que l’on fait aujourd’hui de ce substantif – la spiritualité – comme s’il s’agissait là d’un domaine autonome, séparé des autres activités : une réserve de sens, en somme, dans laquelle il n’y aurait qu’à puiser pour se ressourcer et résister aux attaques du matérialisme et du mercantilisme, de l’hédonisme aussi tel qu’il sévit aujourd’hui sous ses formes les plus vulgaires. Je ne dis pas qu’il ne soit pas utile de savoir qu’il y a encore du sens quelque part, et que tout n’est pas perdu puisque des héritages spirituels ont été préservés et sont, en apparence tout au moins, à notre portée. C’est là où je parlerais pour les désigner des spiritualités, dont le champ recoupe évidemment celui des religions quand il ne se confond pas avec elles.

Quant à savoir ce qui les distingue vraiment, cela n’est pas aisé : la spiritualité vient-elle pallier les insuffisances de la religion, en corriger les erreurs passées, ou n’est-elle que l’aspiration vague à une vie intérieure plus authentique ? Je suis tentée de penser que l’homme contemporain attribue à la spiritualité bon nombre des vertus qu’il refuse désormais de reconnaître à la religion : ouverture du cœur, générosité et plus encore, me semble-t-il, possibilité d’une évolution intérieure modifiant de façon significative notre rapport au monde et donnant sens à notre vie de tous les jours. On est las des dogmes, des interdits, des principes rigides séparant le profane et le sacré ; on veut sentir par soi-même, expérimenter « dans une âme et un corps », comme disait Rimbaud, la transformation de soi dont parlent toutes les religions et spiritualités comme étant la Voie vers ce que l’Inde nomme la « réalisation ».

Ce désir d’une spiritualité à la fois plus intériorisée et plus active explique en grande partie le succès actuel du bouddhisme dans les pays occidentaux et, sur un plan plus psychologique que spirituel, celui du « développement personnel ».  Aussi préférerais-je parler de pratiques spirituelles plutôt que de spiritualité, s’il est vrai que celle-ci n’est pas simplement le « supplément d’âme » dont parlait Bergson, mais un changement radical de regard sur nous-même et ce qui nous entoure. Nous devons réapprendre au quotidien le sens de la devise Ora et labora, commune aux alchimistes et aux moines chrétiens.

Devenir plus « spirituel » n’impose donc pas forcément de se retirer dans un enclos préservé où tout est plus pur, plus harmonieux et moins atteint par la corruption moderne. Une telle idéalisation de la spiritualité peut même favoriser le « matérialisme spirituel » contre lequel le maître tibétain Chögyam Trungpa a mis en garde les Occidentaux[1]. Avancer dans une pratique spirituelle, c’est d’abord apprendre à regarder la vie de manière à la fois plus détachée et plus admirative pour la beauté qui est la sienne, en dépit des horreurs commises par les hommes avides de pouvoir ou fanatisés par leurs croyances. C’est aussi renoncer à dominer, par une argumentation mensongère ou par la force, les êtres humains et peut-être même les animaux.

Pas de « spiritualité » donc sans un certain renoncement aux prérogatives de l’ego, et cela que l’on soit croyant ou athée, chrétien ou bouddhiste. La spiritualité – et c’est là un risque compte tenu des dérives à quoi cela peut mener – ne passe plus nécessairement de nos jours par la croyance en un Dieu personnel qui distribuerait récompenses et châtiments. C’est une aventure intérieure, personnelle, que nous sommes libres de tenter en toute conscience et responsabilité : « L’aventure est d’abord une attente, celle d’un avent, d’une advenue, l’exposition à ce qui survient, un venir bouleversant et un à venir qui met au large, dont chacun, le moment venu, éprouve soudain un désir ardent », écrit Bernard Forthomme.[2]

 

M. Comment dès lors envisager le rapport, s’il y en a un, entre spiritualité(s) et mondialisation ?

B. Il y a me semble-t-il deux manières, pour l’heure opposées, d’envisager ce rapport : soit, à la manière optimiste de Bergson et de Teilhard de Chardin, comme la possibilité offerte à une humanité décloisonnée de prendre conscience de son unité et de cheminer vers un accomplissement commun de l’ordre du fameux Point Oméga cher à Teilhard, et cela grâce à une spiritualisation grandissante de la matière. Mais comment y parvenir au plan collectif si chaque individu n’est pas déjà engagé pour son propre compte dans une voie spirituelle ? Aussi cette autre vision me paraît en l’état actuel plus réaliste : faire d’une spiritualité authentiquement vécue au plan individuel le fer de lance d’une résistance opiniâtre au matérialisme contemporain devenu un fait planétaire ; et cela grâce à la redécouverte d’une vie pour ainsi dire « monacale » même si elle a pour cadre la société civile. J’entends par là une vie qui ne serait plus dominée par des besoins primaires artificiellement élevés au rang d’idéal par la publicité, la mode, les médias.

Ce serait un juste retour des choses si le souci écologique, né en réaction contre la dévastation de la planète par des intérêts mercantiles, redonnait ses lettres de noblesse au mode de vie simple et  frugal qui fut sous toutes les latitudes et à toutes les époques celui des grands « spirituels ». J’omets de préciser, mais cela nous entraînerait trop loin, qu’il faudrait aussi s’entendre sur ce qu’est un « monde » avant de glorifier ou de fustiger la mondialisation. J’ai écrit  il y a quelques années un article sur cette question dans Connaissance des religions[3]. Car l’idée de « monde », et plus encore sa réalisation, ne va pas de soi comme on tente de nous le faire croire aujourd’hui sous prétexte que le moindre recoin de la planète a été exploré. Il se peut même que la mondialisation, réalisée sur des bases et à des fins purement économiques et mercantiles, coïncide avec la disparition de ce que les hommes appelaient jusqu’alors un « monde » ; lequel n’a rien à voir avec le globe terrestre, ni même avec le réseau complexe des échanges internationaux.

 

M. La transmission est au cœur de la notion même de tradition. La crise actuelle touche-t-elle donc à la fois les traditions et leurs modes respectifs de transmission ? 

B. En effet, le verbe latin trado, tradere, d’où vient le mot français tradition, signifie d’abord remettre quelque chose à quelqu’un, faire passer un objet ou un message et donc transmettre, confier la garde. Autant dire qu’une tradition qui cesserait de transmettre s’anéantirait elle-même. C’est là cependant une fausse évidence dans la mesure où le jeu permanent entre l’une et l’autre – tradition, transmission – laisse entière la vraie question, celle qui devrait nous préoccuper : n’est-ce pas la transmission que l’on rend impossible sitôt que l’on remet radicalement en cause la tradition, comme c’est le cas depuis le siècle des Lumières ? Comment une idéologie de la rupture comme celle des Temps modernes pourrait-elle transmettre quoi que ce soit à des « héritiers », contestant eux-mêmes par avance le fait d’appartenir à une lignée spirituelle, ou au moins à une famille de pensée[4]? La crise n’affecte pas seulement les traditions religieuses confrontées à la modernité et contraintes de réviser certaines de leurs positions dogmatiques, mais le système éducatif familial et scolaire. L’état préoccupant des écoles françaises devenues des lieux d’inculture et d’insécurité en est le triste exemple. Ce pourrait donc être le rôle d’une spiritualité bien comprise que de mettre un terme à cet affrontement stérile entre tradition et modernité qui paralyse plus qu’on veut bien le reconnaître les sociétés occidentales.

Il fut un temps où il convenait de s’insurger contre l’autoritarisme des traditions, religieuses en particulier mais aussi sociales en ce qu’elles sont encourageaient le conformisme et entravaient l’épanouissement personnel. Ce temps est aujourd’hui dépassé ; et si tout citoyen, tout homme de culture se doit de rester vigilant à l’endroit des dérives tyranniques de l’autorité traditionnelle, il a aussi le devoir de restaurer les conditions de la transmission, de nos jours si souvent compromises. Comment y parvenir sans réexaminer, à la lumière des difficultés actuelles en matière de transmission, la notion même de tradition ? Comment les traditions religieuses et culturelles auraient-elles perduré si elles n’avaient réussi à mettre en œuvre un potentiel de transformation dont nous nous sommes longtemps contentés de penser qu’il était le propre de la seule modernité ? Une nouvelle herméneutique est donc à promouvoir aussi bien quant à la lecture des textes religieux traditionnels – pensons par exemple à l’œuvre de Gadamer et de Ricoeur – qu’à une réflexion plus sereine sur ce que signifie transmettre : contribuer à la « formation » des individus (Bildung), conscients de s’inscrire dans une continuité sanas avoir forcément le sentiment d’y aliéner leur liberté.

 

M. Mais avons-nous l’ouverture d’esprit et de cœur suffisante pour écouter, recevoir, comprendre en profondeur la leçon d’un vrai sage, d’un maître authentique ? 

B. Votre question est tout à fait pertinente : qu’entendons-nous réellement du message des sages, des maîtres spirituels, qu’ils soient anciens ou contemporains ? À supposer qu’ils soient authentiques évidemment, tant il y a là aussi de charlatans. Le fameux cercle herméneutique – croire pour comprendre, comprendre pour croire – commence là : comment entendre véritablement – autant dire comprendre – si nous ne sommes pas en mesure de faire confiance à tel ou tel maître ; confiance aussi en la simple possibilité que nous soit véritablement transmise, et pas seulement communiquée, une parole porteuse de sens qui changera le cours de notre existence ? Mais il faut bien aussi le reconnaître : ce type de foi, rendant possible ce qu’il convient alors de nommer une « initiation », se heurte aujourd’hui à la confusion ambiante, à la surenchère médiatique et à l’inculture grandissante interdisant à la fois cette confiance quant à la portée spirituelle de la transmission, et le discernement à l’endroit de ses éventuelles contrefaçons. Il est certes difficile d’évaluer, et plus encore de juger équitablement, ce qui se passe en réalité de maître à disciple, « d’esprit à esprit » » comme dit le Zen. Cela reste aujourd’hui comme hier un secret, enfoui au plus profond des âmes et des cœurs. Mais s’il est vrai que l’on peut au moins juger l’arbre à ses fruits, la dégradation manifeste des mentalités et des comportements laisse perplexe quant à la fécondité des transmissions, éducatives et spirituelles, effectuées aussi bien au nom de la modernité qu’en celui des traditions.

La question que vous posez me paraît même si importante qu’elle est l’objet de mon dernier essai (Des Héritiers sans passé) dans lequel je m’interroge sur l’incroyable cécité, sur l’invraisemblable surdité qui sont devenues les nôtres à l’endroit des œuvres de culture, qui sont aussi des legs « spirituels » faits par les grands créateurs à l’humanité. Nous vivons de ce point de vue une crise de la transmission sans précédent, et de moins en moins masquée par l’inflation de la communication. Aussi faudrait-il, comme vous le suggérez, inverser le sens de la question et ne plus se demander seulement si les traditions, spirituelles en particulier, ont encore quelque chose à nous dire, à nous enseigner, mais si nous sommes nous-mêmes encore ou à nouveau capables d’entendre réellement ce qu’elles ont à nous transmettre. Comment y parvenir sans nous interroger sur les causes de notre infirmité ? Ce serait là une véritable « révolution », au sens propre du terme : un virage radical, un retour sur soi en même temps qu’à l’essentiel, comme dit Jean Biès[5].

 

M. Le diagnostic de René Guénon, publié dans La crise du monde moderne, vous paraît-il encore valable ?

B. Le mot diagnostic n’est pas trop fort tant il s’agit aux yeux de Guénon d’une pathologie, inhérente au monde moderne en tant que tel, et n’appelant à cet égard aucune thérapie palliative, aucun « accommodement » comme le proposa dans les années 1930 Max Scheler, mais un retour pur et simple aux Principes métaphysiques intemporels de la Tradition primordiale dont l’hindouisme serait resté le détenteur le plus authentique. La rigueur de l’analyse de Guénon tient à ce qu’il ne concède rien à la modernité, dont il ne soupèse à aucun moment les bons et les mauvais côtés afin de parvenir à une sorte de compromis acceptable par les deux parties. « Crise » et « modernité » ne sont à ses yeux que les deux faces d’un même aveuglement, d’une même falsification de la vérité en grande part imputable à l’âge sombre (Kali-yuga) dans lequel vivent les Modernes, inconscients de participer à cette inéluctable décadence à quoi Nietzsche, raisonnant à partir d’autres bases, a donné le nom de nihilisme. Il y aurait beaucoup à dire sur cette logique qui ne laisse finalement aucune chance de rédemption, de transmutation à la modernité. C’est ce que je reproche personnellement à Guénon – je m’en suis expliquée dans un long article[6] – tout en reconnaissant la pertinence et l’actualité des analyses thématiques qui sont les siennes, dans Le règne de la quantité et les signes des temps (1945) plus encore, me semble-t-il, que dans La crise du monde moderne (1927).

Il est même frappant de voir à quel point la plupart des critiques de la modernité – plus nombreux qu’on ne le penserait de prime abord ! – sont sans le savoir « guénoniens » ; à cette différence près, et elle est de taille, qu’ils demeurent de simples diagnosticiens relativement impuissants là où Guénon se veut aussi médecin : le remède, il le connaît, et s’en remet à la Tradition d’effacer de la carte du monde cette « anomalie » – le mot est de lui – qu’est la modernité. Je proposerais pour ma part de distinguer deux aspects de la modernité dont l’un est incontournable tandis que l’autre peut parfaitement être abandonné ou transmué. L’homme « moderne » n’a pas choisi l’époque où il lui a été donné de naître et  de vivre. Il est lui-même le produit d’une évolution physiologique et culturelle qui a très lentement modifié sa psychologie et l’a rendu intellectuellement, et donc aussi pratiquement, de plus en plus performant. Comment nier ce processus, et ne pas en mesurer les conséquences ? Mais il est un autre aspect de la modernité, idéologique celui-là, qui peut parfaitement être remis en question, comme certains l’ont déjà fait d’ailleurs en se désolidarisant du matérialisme et de ce qu’il y a d’utopique dans l’idée d’un Progrès sans fin et surtout sans autre finalité que lui-même. Ont-ils cessé d’être « modernes » pour autant ?

Il me paraît par ailleurs difficile d’affirmer aujourd’hui encore que l’Orient indien demeure le porteur le plus authentique de la Tradition face à l’Occident, vecteur d’une modernité dévastatrice. C’est peut-être indirectement donner raison à Guénon, il est vrai, que de devoir constater l’effritement de l’Orient « traditionnel » sous les coups d’une occidentalisation révolutionnant ses modes de vie et de pensée. Converti à l’Islam, et vivant en accord avec cette tradition spirituelle, Guénon n’a pas non plus pressenti la montée en puissance d’un islamisme radical qui risque de rendre à nouveau suspecte, voire même détestable, toute référence à la tradition. C’est aussi que Guénon a toujours raisonné en métaphysicien et non en philosophe, en sociologue et moins encore en politologue. Ce qui fait sa relative faiblesse sur un plan fait aussi sa force sur un autre. En un sens, on n’échappe pas à Guénon. En un autre, mieux vaut en réchapper si l’on veut affronter, pour tenter de les dépasser, les « paradoxes de la modernité » (Antoine Compagnon).

 

M. L’intérêt de l’homme moderne européen pour les autres traditions a-t-il un fondement solide ou est-ce là plutôt une mode ?      

B. Cet intérêt, Guénon l’aurait probablement suspecté de n’être en effet qu’une mode, qu’un passe-temps culturel parmi d’autres, hormis de la part de quelques « intellectuels » – au sens métaphysique du terme – conscients de devoir revenir vers l’origine principielle dont s’est détournée la modernité. D’où pourrait bien leur venir ce besoin sinon de la découverte d’une source non occidentale supposée encore intacte et pure ? Telle fut par exemple dans les années 1930-1940 la position du poète René Daumal, disciple de Guénon et indianiste. Empruntant au bouddhisme du Grand Véhicule (Mahâyâna) la distinction du relatif et de l’ultime, je dirais que Guénon parle quasiment toujours au nom de l’ultime quand nous autres, Occidentaux et postmodernes, nous situons la plupart du temps sur un plan relatif : social, culturel et même religieux, si l’on se souvient que Guénon voit dans les religions des avatars déjà abâtardis de la Tradition, une et primordiale. Le tout est de savoir si ce positionnement nous prive à jamais d’un accès à l’ultime, ou en prépare la réalisation.

Aussi est-il difficile d’apprécier ce qui, dans l’intérêt porté aux autres traditions, relève d’une motivation intellectuelle et spirituelle authentique ou n’est qu’un effet de mode, tout comme le « métissage » des cultures dont on nous vante chaque jour les vertus. Ne faudrait-il pas d’abord se demander qui s’intéresse à qui et pour quelles raisons ? Car ce sont principalement les Occidentaux qui « s’intéressent » aux autres traditions tant en raison de la curiosité intellectuelle qui les caractérise, que pour se dédouaner d’avoir été des colonisateurs. Quand avez-vous vu l’Inde, le Pakistan, la Chine, porter à la culture occidentale un intérêt passionné, autre que touristique ou commercial ? Je ne dis en aucun cas qu’il s’agit là d’une infériorité, mais d’un trait de caractère collectif dont nous ferions peut-être bien d’ailleurs de nous inspirer si nous ne voulons pas que les valeurs européennes soient tôt ou tard submergées soit par un mercantilisme devenu mondial, soit par le fondamentalisme islamique. Si l’ouverture aux autres, de quelque origine et confession qu’ils soient, caractérise la vie spirituelle, devenons d’abord de vrais « spirituels » pour que notre intérêt soit fondé sur autre chose que la curiosité ou la cupidité. En l’attente, l’ouverture inconditionnelle à l’Autre risque d’entraîner une confusion plus grande encore que celle déjà existante, ou de conforter l’orgueil identitaire de chaque culture, persuadée qu’elle est finalement la meilleure après s’être superficiellement  confrontée à la diversité des modes de vie et de pensée.

 

M. Un dialogue entre les traditions spirituelles et la postmodernité est-il possible ?

B. Il semble engagé, en tout cas, même si on n’en perçoit pas dès à présent les résultats concrets. Le dialogue interreligieux, par exemple, résulte autant de l’initiative de certains chefs religieux que des responsables politiques encourageant tout ce qui peut contribuer au maintien de la paix sociale. Il y a urgence, il est vrai, surtout en France où s’est peu à peu installé un communautarisme inquiétant pour les institutions républicaines. Mais pour dialoguer encore faut-il user d’un langage commun, qui reste à trouver. Je ne parle pas des différentes langues (anglais, français, roumain, arabe), mais d’un idiome plus subtil permettant de franchir les barrières culturelles inhérentes à tout parler collectif. Je doute cependant que l’on résolve cette difficulté en pensant découvrir cet idiome grâce au massacre des langues existantes, réduites à leur plus petit dénominateur commun : les quelque deux cents mots d’usage courant – et si possible argotiques – avec lesquels communiquent aujourd’hui la plupart des adolescents français ! Et sans doute hélas européens.

Ajoutons que le terme même de « postmodernité » est trompeur en ce qu’il évoque l’existence d’une simple succession dans le temps, sans référence au fait qu’il peut y avoir eu mutation entre la naissance de la modernité – situons-là en gros au XVI°s. – et l’époque qui vient après elle et lui a succédé. En réalité, la postmodernité ne fait pas que venir après la modernité, et qu’en perpétuer l’idéologie progressiste et libertaire. Elle en recueille certes les fruits, mais en paie aussi les dettes et en assume les contradictions et les dénis, tout en s’interrogeant sur l’étrange situation qui lui est ainsi faite : devoir succéder à la modernité alors même que cette dernière n’a cessé de prôner la rupture avec le passé, et n’être définie que par cet « après », sans référence obligée à un quelconque futur. Le dialogue semble donc a priori difficile avec des traditions spirituelles assumant quant à elle pleinement de s’inscrire dans un temps à la fois historique et eschatologique. On ne peut non plus méconnaître le risque de voir les intégrismes religieux freiner ce mouvement d’ouverture vers une spiritualité plus ouverte et plus pacifique.

Il me semble cependant – c’est là une impression très personnelle – que l’étrangeté même de la position postmoderne, voire son absurdité, finira par fissurer ses certitudes et par rendre indispensable le dialogue. Trop de signes attestent que la postmodernité ne pourra prolonger à l’infini l’état incertain qui est le sien – il y a toujours un après de l’après ! – et qu’elle finira bien par se donner une ligne d’horizon, si ce n’est un futur, en acceptant de renouer avec le passé, de recoller ce qui a été brisé par la modernité. Entendons bien qu’il ne s’agira alors ni d’un simple retour à ce qui fut – le pourrait-on d’ailleurs ? – ni d’une restauration conservatrice mais d’une innovation rétroactive, si je puis dire, permettant à chaque homme de se situer dans un temps plus plein et d’en embrasser à nouveau les trois dimensions : passé, présent, futur.

 

M. Dans toutes les époques la spiritualité n’est pas pour tous les hommes. Est-ce parce que la vie de l’homme d’aujourd’hui a un rythme plus rapide qu’il choisit les choses qui lui paraissent plus simples ? 

B. Tout dépend de ce que peut vouloir dire « pour tous les hommes ». S’il s’agit de rappeler une évidence, à savoir que tous les hommes ne se sentent pas concernés au même degré par la dimension « spirituelle » de l’existence, ou par ce qui est la finalité ultime de la spiritualité – salut, rédemption, délivrance – alors, en effet, elle n’est pas accessible à tous et se révèle même très élitiste au sens où peu d’hommes sont prêts à faire les efforts, à consentir les sacrifices requis par la vie spirituelle. Mais n’en dirait-on pas autant après tout de la création artistique, ou même d’une vie amoureuse tant soit peu exigeante ?

Je suis moins sûre par contre que la spiritualité ne soit pas destinée à tous les hommes comme leur finalité intérieure la plus pure, la plus vraie, qu’ils en soient conscients ou pas. Tous les hommes sans distinction sont appelés à suivre le Christ ; tous les hommes ont en eux la « nature de Bouddha », même s’ils s’en désintéressent, la souillent, ou ne le savent même pas. Il est vrai que les déterminations karmiques, sur lesquelles insistent tant hindouisme et bouddhisme, pèsent si lourdement sur le destin spirituel d’un individu qu’elles peuvent lui faire perdre de vue cette orientation innée de son être ; vrai aussi que la doctrine chrétienne de la prédestination et de la grâce réduit si considérablement la part de liberté laissée à l’homme pour découvrir ce qu’il y a en lui de « spirituel » qu’elle peut le conduire au désespoir, comme l’objecta jadis Érasme à Luther au cours d’un débat célèbre à propos du serf ou du libre arbitre.

Aussi aurait-on tort de traduire cette question dans les termes du débat démocratique contemporain, comme si chaque citoyen avait « droit » à la spiritualité et qu’il fallait à tout prix abolir les privilèges supposés attachés à cette notion élitiste, ou au contraire en interdire catégoriquement l’accès comme ce fut le cas sous les régimes communistes.  Mieux vaudrait rappeler que la découverte de la dimension « spirituelle » de l’existence s’est la plupart du temps payé au prix fort : martyr, exclusion, incompréhension. Qui est prêt à payer ce prix aujourd’hui, fût-ce de manière plus discrète et modérée que par le passé ? Qui accède à cette vie a par contre l’obligation, foncièrement spirituelle en effet, de n’être ni arrogant ni sectaire, et en tout état de cause discret, au risque de passer pour un arriéré. Les dieux grecs voyageaient incognito afin de mieux tester le cœur des mortels, et l’on dit que nombre de grands maîtres hindous, ou soufis, se cachent sous des haillons de mendiants.

Je me demande donc si l’homme d’aujourd’hui choisit vraiment « les choses simples » en raison du rythme de vie rapide qui est devenu le sien. Simples, oui, comme le sont les modes de vie simplifiés d’aujourd’hui par rapport à ceux d’hier, plus compliqués, plus conventionnels et réglementés. Nous vivons à l’époque du fast food, ne l’oublions pas ! Pour le reste, nos contemporains me semblent souvent adhérer au simplisme et être devenus les ennemis de toute complexité qui viendrait déranger leurs habitudes et remettre en cause leurs certitudes. La simplicité par contre, celle dont parlent tous les grands « spirituels » – de Plotin à Maître Eckhart et même Heidegger – est un état d’une autre nature, tout aussi rare et difficile à obtenir que la Pierre philosophale : « La Simplicité est le sceau de la vérité », disait un alchimiste du XVII°s. dissimulé sous le pseudonyme du Cosmopolite.

 

M. On parle souvent avec une certaine légèreté de l’hermétisme. Qu’est-ce selon vous que la Voie hermétique ?

B. On parle avec légèreté de bien des choses, y compris de l’hermétisme. Par « légèreté », j’entends désinvolture, inculture, cynisme parfois et ironie facile, surtout face à ce que l’on connaît mal, ou qui fait peur. Il est évidemment une autre légèreté, propre aux états de grâce. Mais à force de légèreté systématique on devient lourd, balourd même au regard d’une finesse proprement spirituelle. C’est même là un des traits les plus saillants de l’homme occidental moderne, que cette légèreté inconditionnelle, ce rire narquois à propos de tout et de rien qui le rend si ridicule au regard de populations restées silencieuses et sereines, comme on en rencontre encore quelques-unes de par le monde. Il est donc logique que l’hermétisme soit abordé avec la même hâte, la même superficialité que tant d’autres questions ; et cela d’autant plus qu’on y pressent l’existence d’un secret difficilement pénétrable – c’est là le sens ordinairement donné au mot « hermétisme » – dont on cherche alors à s’emparer pour se l’approprier, souvent à des fins radicalement opposées à celles qu’enseigna Hermès Trismégiste : un personnage légendaire, un sage venu d’un Orient mythique même si on s’accorde à penser qu’il fut gréco-égyptien, et si l’on situe approximativement sa « révélation » aux tout premiers siècles de l’ère chrétienne. C’est entre le VI° et le XI° siècle que l’hermétisme prit corps en tant que cosmologie et spiritualité, composite certes mais cohérente.

Il est vrai que l’on est peu habitué à considérer l’hermétisme comme une « voie », intellectuelle ou spirituelle, ou les deux à la fois compte tenu du caractère hybride de cette pensée – je n’ose dire doctrine et moins encore système – qui a longtemps décontenancé les philosophe et fut soupçonné d’idolâtrie par les auteurs chrétiens, à commencer par saint Augustin. N’étant pas à proprement parler une philosophie, au sens grec et rationaliste du terme, et pas davantage une religion, l’hermétisme sans fidèles ni Église se présente plutôt comme une gnose destinée à une petite communauté d’initiés ; comme une sotériologie enseignant paradoxalement qu’il n’y a de salut que par une « cosmisation » de l’être dont on ne trouve à mon sens d’équivalent que dans certaines pratiques yogiques indiennes, comme l’a d’ailleurs bien vu Mircea Eliade rapprochant, dans Techniques du yoga (1948), l’histoire du tantrisme indien de celle de l’hermétisme et de  l’alchimie gréco-égyptienne.

C’est aussi pourquoi le terme « voie » m’a paru adéquat après que Marco Pasi m’en a suggéré l’emploi lorsqu’il a traduit L’hermétisme en italien sous le titre La via ermetica, ensuite repris en français dans la seconde édition de l’ouvrage. Ce terme, familier aux taoïstes, a le mérite de suggérer qu’il s’agit moins d’une doctrine que d’une marche, d’une avancée à ciel ouvert, si j’ose dire, mais avec sous ses pieds une terre de plus en plus ferme à mesure que l’on chemine, que l’on s’achemine sans peur ni hâte vers l’Unité à quoi fait allusion la fameuse Tabula smaradigma, attribuée à Hermès Trismégiste et devenue le bréviaire des alchimistes : « Ce qui est en bas est comme ce qui est en haut, et ce qui est en haut comme ce qui est en bas, pour que s’accomplisse le miracle d’une seule chose ». On est donc en droit de considérer l’hermétisme comme une « voie spirituelle », mais à condition de préciser qu’elle vise une rédemption et une transfiguration de la matière plutôt qu’une sortie du monde à la manière de l’hindouisme et du bouddhisme. L’hermétisme, tel qu’il est enseigné dans le Corpus Hermeticum, peut en ce sens être considéré comme la « philosophie » dont on retrouvera les principes fondateurs dans l’alchimie occidentale, elle aussi placée sous le patronage d’Hermès.

 

M. Vous êtes l’auteur d’une remarquable anthologie de textes alchimiques : Philosopher par le Feu. Dans l’introduction, vous parlez d’une alliance « entre œuvre de sagesse et élément igné devenue bien étrange pour des esprits comme les nôtres ». Pourquoi l’intellectuel d’aujourd’hui s’intéresse-t-il à l’alchimie, une sagesse et une pratique en effet « bien étrange » pour nos contemporains ? 

B. L’étrangeté de cette alliance tient à ce que notre imaginaire s’est accoutumé à privilégier l’aspect destructeur du Feu. Nous avons tous en mémoire ces incendies dévastateurs provoqués par les bombes lors de la Seconde Guerre mondiale, et qui ravageaient des villes entières. Nous sommes sensibilités au danger des incendies de forêt, ruinant en une heure le travail patient de la nature durant des décennies, des siècles parfois. Nous avons pris l’habitude d’associer le caractère incontrôlable et « brûlant » des passions et émotions à l’action d’un feu dévorant. N’est-ce pas dans le feu que sont jetés les damnés, et qu’étaient brûlées les sorcières ? Évoquant les divers attachements qui lient les hommes à ce monde où règne la souffrance (duhkha en sanscrit), le Bouddha prononça un sermon fameux intitulé « L’incendie », que résume cette courte phrase : « Tout est en flammes ». Sans doute les poètes se sont-ils montrés sensibles à d’autres aspects du feu et de la flamme : douce chaleur, intimité du foyer, lumière protectrice, etc.

À l’exception d’Héraclite et Empédocle, faisant tous deux une place au feu parmi les Éléments dont dépend la métamorphose des êtres et des choses ; et de Nietzsche réhabilitant l’ardeur dionysiaque,  le divorce semble complet entre les philosophes et le feu. Écrivant La psychanalyse du feu (1949), et réhabilitant ainsi le rôle de l’imaginaire en philosophie, Gaston Bachelard semble n’avoir redécouvert les vertus du feu alchimique que pour aussitôt l’associer aux rêveries érotiques de célibataires frustrés. L’idée que l’on puisse « philosopher par le feu », familière aux alchimistes, peut donc faire figure d’incohérence ou de provocation à l’endroit de la saine raison. Les choses ont certes changé avec la psychanalyse puisque le « feu » du désir pulsionnel est reconsidéré et devient susceptible d’être traité selon une méthode cathartique proche d’une alchimie.

Tel est en particulier le cas avec la psychologie des profondeurs jungienne associant processus d’individuation (réalisation du Soi) et transmutation. Qu’une sagesse puisse naître de l’élément igné n’est donc pleinement intelligible que dans une perspective alchimique accordant une importance capitale au feu et sensible à ses différents « degrés » et aspects : qu’il s’agisse du feu brûlant dans le fourneau nommé athanor, dont la régulation requiert une constante vigilance ; ou plus encore du « Feu secret des sages », cette ardeur ignée dont la matière tient son potentiel de transformation interne et chaque corps sa vitalité. C’est donc là une symbolique, une logique et une pratique étrangères aux intérêts courants des intellectuels d’aujourd’hui, en général indifférents à l’univers alchimique quand ils ne lui sont pas franchement hostiles et ne le taxent pas d’ « obscurantisme ». J’ai donc pleinement conscience de la position excentrée qui est à ce propos la mienne depuis une vingtaine d’années, mais demeure persuadée que la philosophie, dans son état de sécheresse conceptuelle actuel, gagnerait à retrouver la dimension « philosophale » qui referait d’elle une authentique sagesse.

 

M. L’alchimie peut-elle retrouver dans la culture contemporaine la place et le rôle qui furent les siens autrefois ? L’ésotérisme, l’hermétisme, l’alchimie ont-ils une place dans la cité moderne et avons-nous des contemporains (artistes, écrivains, philosophes) sur la Voie hermétique ?

B. Une place et un rôle identiques, certainement pas. Rien ne se répète, ne se reproduit jamais à l’identique, sauf si l’on adopte une vision caricaturale de l’Éternel Retour. Les conditions historiques, culturelles, spirituelles, qui permirent à l’Art d’Hermès de s’installer si durablement en Occident et d’y féconder tant d’œuvres de l’esprit, ne sont plus aujourd’hui réunies. L’alchimie, si je puis dire, a « pris le maquis » depuis au moins deux siècles, depuis qu’elle a été officiellement destituée par le rationalisme scientifique. Elle perdure désormais clandestinement, ou tout au moins à l’abri des regards sceptiques et indiscrets comme j’ai tenté de le montrer, exemples à l’appui, dans Philosophie de l’alchimie (1993). Je ne saurais donc redire ici en détail ce qui a fait l’objet de ce gros livre, traduit en roumain (Philosofia alchemici, Polirom, 2000). Des alchimistes opératifs continuent à œuvrer dans l’ombre, et « l’esprit d’alchimie » à souffler où il veut : chez des peintres, poètes, musiciens. Chez des philosophes plus rarement, mais tous ceux que j’appelle des « hommes d’œuvre » sont en effet nos contemporains sur la Voie hermétique et alchimique en ce qu’ils perpétuent à travers leur art le sens profond de cette pratique.

Ce qu’il m’importe surtout de faire entendre, c’est que l’ésotérisme, dans sa dimension alchimique en particulier, n’est pas un domaine réservé à quelques privilégiés, ni un îlot enchanté au sein d’un monde devenu matérialiste et profane. C’est là une conception demeurée infantile en ce qu’elle favorise le goût des petits secrets, des cachotteries entre « initiés » supposés. Le monde que nous donne à apercevoir l’ésotérisme traditionnel est une dimension du réel à laquelle nous pouvons accéder si nous nous en donnons la peine. Or, on veut bien admettre qu’il y a des degrés, des paliers dans l’ordre du savoir rationnel et que n’importe qui ne peut les gravir sans une longue préparation intellectuelle. Ne qualifie-t-on pas d’ailleurs de « profane » celui qui reste ainsi à la porte de ce nouveau sanctuaire qu’est la Science ? Pourquoi a-t-on par contre tant de mal à accepter l’idée que toute gnose comporte elle aussi des degrés nécessitant cette fois-ci, pour être gravis, une transformation intérieure de l’homme profane qui va faire de lui un initié ?

En ce sens, et quelles que soient les réserves que peut susciter sa lecture parfois très restrictive de l’alchimie traditionnelle, Jung fit à cet égard œuvre de pionnier en rétablissant des ponts entre  présent et passé, psychologie moderne et alchimie traditionnelle. Avant de prétendre réintégrer la « cité moderne », fondée sur de tout autres bases, l’esprit d’alchimie peut au moins réinvestir la psyché individuelle qui, en retour, contribuera peut-être à une transformation en profondeur de la cité : « En réalité, seul un changement dans la mentalité de l’être individuel peut amener un renouvellement de l’esprit des nations. C’est par l’individu que cela doit commencer », écrivait Jung peu après la guerre de 1939-1945, tout en réfléchissant sur ce qu’il nommait le « drame contemporain »[7]. Tel fut aussi l’espoir des alchimistes, conscients du désastre social que provoquerait un afflux soudain d’or ; mais qui, ayant réussi à fabriquer la Pierre philosophale, en redistribuaient anonymement et gratuitement les bienfaits.

 

M. Pourquoi désire-t-on rejeter les choses qui échappent à l’entendement commun ?

B. Par peur, sans doute, d’être confronté à l’inconnu et de devoir rectifier ses jugements, renoncer à ses certitudes. Par prudence aussi, dans les meilleurs des cas, et par souci de ne pas spéculer vainement sur ce que l’on ne connaît pas, sur ce qui échappera toujours, par sa nature même, aux investigations de l’entendement commun. Kant était de ceux-là, et tous les philosophes sont à cet égard plus ou moins kantiens. C’est aussi que l’entendement sait, s’il est honnête, reconnaître les limites qui sont les siennes et à l’intérieur desquelles devient possible une communauté d’intelligence et de sens. C’est l’une des raisons pour lesquelles Kant était si réticent à l’endroit de Swedenborg. Néanmoins, Kant ne dit pas que Swedenborg est fou, ou qu’il n’a pas réellement vu ce qu’il dit lui avoir été révélé. Il dit seulement que l’on ne peut, à partir d’une vision si singulière, bâtir une vérité commune et partageable. C’est très différent ! Et l’on souhaiterait que ceux de nos contemporains les plus virulents contre ce qu’ils nomment « l’irrationnel » s’en tiennent là au lieu de rejeter sur un mode passionnel ce qu’ils ne connaissent pas, ou se refusent à explorer plus avant. Personne ne vous force à vous intéresser à l’astrologie, à l’alchimie, aux arts divinatoires. Dans ce cas n’en parlez pas, dites que ce domaine vous est étranger, comme Freud eut l’honnêteté de reconnaître que l’étaient pour lui la mystique et la musique.

Ce qui me frappe, c’est l’acharnement avec lequel certaines personnes s’obstinent à pourfendre ce qu’elles n’ont pas pris la peine d’examiner, ou ce qui ne leur « parle » pas spontanément. Le rejet dont vous parlez relève alors bien d’un désir obscur, d’une motivation cachée qui n’a rien de rationnel, et c’est là le danger. Qui était le plus dangereux, de la sorcière (supposée) que l’on envoyait au bûcher, ou de l’inquisiteur en proie à ce désir de rejeter, d’éradiquer, de purifier jusqu’à ce que mort s’ensuive ? Je crains bien que nous n’en ayons pas encore fini avec ce type de désir, et de rejet prenant à l’occasion une forme exactement contraire : une fascination tout aussi maladive, hystérique parfois pour ce que l’on ne comprend pas. Combien de gens ne se disent-ils pas aujourd’hui « fascinés » par l’invisible, l’ésotérisme, la magie ! Or c’est justement entre rejet et fascination que l’on a quelque chance d’accueillir l’une de ces « révélations » qui changent le cours de l’existence et marquent le début de la vie spirituelle.  Peu importe alors qu’elle s’inscrive dans le cadre d’une religion révélée  ou emprunte la Voie hermétique, beaucoup moins fréquentée.

 

Le texte de cet entretien a été ensuite publié dans le livre de Bogdan Mihai Mandache Fascinatua Nevazutului, Iasi, Editura CRONICA, 2012, p. 105-123.

 

 

Igor Bitman, Les Rois mages (2007-2012)

Igor Bitman, Les Rois mages (2007-2012)

 

 

[1] Dans Pratique de la voie tibétaine en particulier, mais pas seulement.

[2] Bernard Forthomme, « L’aventure spirituelle », Connaissance des religions, n° 77-78, S’ouvrir à l’inconnu, Paris, Dervy, 2006, p. 99.

[3] « Un mandala pour le monde », Connaissance des religions, n°73-74, Spiritualités et mondialisation, Paris, Dervy, dec. 2004, p.133-154.

[4] Cf. F. Bonardel, Des Héritiers sans passé – essai sur la crise de l’identité culturelle européenne, Chatou, Les  Éditions de la Transparence, 2010.

[5] Jean Biès, Retour à l’Essentiel. Quelle spiritualité pour l’homme d’aujourd’hui ? Paris, Dervy, 1986 ; rééd. Lausanne, L’Âge d’Homme, 2004.

[6] « Guénon et les Modernes », in René Guénon l’Éveilleur, Connaissance des religions, n° spécial, Paris, Dervy, 2002, p. 56-78.

[7] Carl Gustav Jung, Aspects du drame contemporain, trad. R. Cahen, Genève, Georg et Cie S.A., 1971, p. 217.

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