Alchimie - Françoise Bonardel

Reconstitution d’un laboratoire alchimique au Pharmazie-Historisches Museum de Bâle

Reconstitution d’un laboratoire alchimique au Pharmazie-Historisches Museum de Bâle

Le succès d’un récit comme L’Alchimiste de Paolo Coelho (1988) a de quoi laisser perplexe : comment ce conte simplet, fabriqué à partir de quelques-uns des lieux communs les plus éculés de la littérature dite « initiatique », a-t-il pu devenir le best-seller mondial que l’on sait ? N’est-ce pas que l’alchimie, ou ce qu’on prend pour elle, continue à focaliser les rêveries les plus hétéroclites  à travers lesquelles chacun croit pouvoir reconnaître, en filigrane, le désir inavoué de renouveau spirituel qui est le sien ? C’est là où le fameux Alchimiste a pu donner le change en laissant entendre à tout homme d’aujourd’hui, pris dans les tenailles de l’affairisme et du mercantilisme, de la difficulté d’être et de l’angoisse de ne plus être, qu’il suffisait en fait d’un rien pour qu’il retrouve sa bonne étoile et son chemin,  et qu’il respire à l’unisson d’un univers jouant alors magiquement pour lui le rôle de diapason et de parchemin où déchiffrer son destin.

Le filon, il faut le reconnaître, valait en soi de l’or. Astucieux miroir d’un monde en pleine désorientation, L’Alchimiste se pose ainsi en guérisseur d’une nostalgie cachée, en révélateur d’une aspiration d’autant plus fondamentale que l’Occident moderne s’est depuis des siècles employé à confondre évolution et métamorphose, transformation et transmutation. Soudainement promu au rang de panacée (remède universel) délivrant un secret de vie comparable à celui de la Pierre philosophale, ce récit se contente pourtant de mettre sa naïveté très étudiée au service de la même confusion.

Car l’incomparable apport de l’alchimie traditionnelle fut justement de montrer l’insignifiance de tout devenir qui ne conduirait pas à ce changement radical de statut ontologique et existentiel qu’est une « transmutation ». Aux métamorphoses naturelles – point de départ des spéculations et pratiques alchimiques – répond en effet sur un autre plan la réalisation d’un « corps » imputrescible, finalité authentique de la matière attendant de l’homme qu’il soit l’artisan d’une telle mutation, naturelle autant que surnaturelle, matérielle en même temps que spirituelle. C’est donc toujours de survie que parle l’alchimie répondant d’une part au « dur désir de durer » (René char) qui taraude l’humanité, et révélant peu à peu, grâce au travail de l’Art, les potentialités infinies de  cette force énigmatique qu’est la vie.

L’autre grande leçon dispensée par l’Art d’Hermès réside dans son optimisme foncier : toute matière peut être transmutée  c’est-à-dire portée, par une réduction rigoureuse de ses impuretés (Œuvre au noir), à sa pleine maturité révélant ce qu’il y a en elle d’incréé, et donc aussi d’incorruptible. Loin de porter aux vagabondages prétendument « initiatiques », l’esprit d’alchimie opère là où tout semble irrémédiablement perdu et, en Occident, jusqu’au cœur de l’abandon christique. C’est sur fond de Golgotha que se profile en effet souvent, dans les textes canoniques, le processus de transmutation au terme duquel la Pierre des Philosophes désigne aussi le Christ, mort et ressuscité (Lapis-Christus). Proche en cela du christianisme, l’alchimie en a longtemps constitué le noyau secret, ésotérique en effet.

On sait aussi que ce processus n’aurait pu venir à terme sans une régression initiale permettant de découvrir la fameuse prima materia dont la recherche est la pierre d’achoppement sur quoi trébuchèrent tant de chercheurs avisés. L’homme contemporain peut-il se croire dispensé  de cette épreuve purificatrice, si tant est que la notion d’alchimie ne se limite pas pour lui à l’évocation d’une illusoire panacée ? Une épreuve d’autant plus redoutable pour le monde moderne que l’opacité de son matérialisme n’a cessé de l’aveugler sur sa capacité à se renouveler autrement qu’en courant après la  nouveauté. Aucun art, aucune pratique n’a montré avec autant de clarté que l’alchimie la différence entre l’innovation, déjà dépassée sitôt inventée, et la rénovation œuvrant simultanément au cœur de la matière et de la psyché.

Le risque est donc grand de voir l’alchimie devenir la caution d’un nouveau matérialisme, spirituel celui-là, aux yeux duquel cette pratique serait bien l’outil universel entrevu par les maîtres du passé, mais que les savants seraient désormais seuls habilités à manipuler en vue d’une maîtrise de plus en plus totale des diverses formes de matérialité. C’est aussi pourquoi on ne peut s’appuyer sur la notion de « matière-énergie », rapprochant en apparence matière et esprit, pour en conclure que la physique des particules comporte une dimension spirituelle comparable à celle de l’ancienne alchimie. Ce serait faire peu de cas de l’austérité quasi sacrificielle du labeur auquel les Fils d’Hermès consacraient leur temps et leur énergie. Mais l’imposture ne commence-t-elle pas justement là où la preuve prétend de substituer à l’épreuve ?

Il semble de surcroît qu’un processus pervers, assimilable à une sorte de contre-alchimie, fasse dévier de leur visée spirituelle les efforts de transformation accomplis par l’Occident dont les mains, disait René Daumal, changent continuellement l’or en plomb. Ni fatalité ni malédiction, cette « alchimie » négative semble plutôt l’expression de la « crise du nihilisme » diagnostiquée par Nietzsche. Plus qu’une simple inversion des valeurs laissant espérer leur possible retournement, c’est à une véritable hémorragie de sens que l’on assiste, comme si toute chose jusqu’alors vivante se vidait de son sang et que les signes, jusqu’alors supposés « faire sens », s’inversaient de façon parodique tandis que les images, reproductibles à l’infini, perdaient leur « aura » (Walter Benjamin) et devenaient le support d’une machinerie économique dont l’insignifiance confine au pathétique.

On retiendra donc pour finir, en guise d’antidote, l’heureuse formule du maître Zen Jacques Brosse affirmant que « la posture exclut l’imposture ». Pas n’importe quelle posture, il est vrai ! Or, l’alchimie a longtemps constitué en Occident une « posture » assez comparable à ce qu’est en Orient celle des renonçants et méditants, « opératifs » eux aussi par leur savoir-faire et leur détermination à décanter la matière humaine de ses illusions et inflations égotiques. Tandis que l’alchimie occidentale se montre attentive aux étapes de la transformation affectant simultanément la matière et l’état d’esprit de l’opérateur, le bouddhisme met l’accent sur le lâcher-prise grâce auquel le méditant se libère de la dualité et réalise que l’esprit en sa pureté première est vacuité (sûnyatâ).

La distinction entre Orient et Occident pourrait de toute manière se révéler artificielle face à la nécessité, vitale pour la survie de l’espèce humaine, de mettre fin à l’opposition entre travail sur la matière et pratique spirituelle. Clore « hermétiquement » le vase de transmutation afin d’éviter que la matière soit endommagée, ou « briser le toit de la maison » (Mircea Eliade) en vue d’une libération définitive, n’est-ce pas toujours s’engager, sans reniement ni retour possibles, à sauvegarder l’essentiel : le désir de transformer tout ce qui peut l’être pour le plus grand bien de l’humanité ?

 

 Aurora consurgens (XIVe)

Aurora consurgens (XIVe)

 

Article paru dans L’Occident en quête de sens, textes réunis par Catherine David et Jean-Philippe de Tonnac, Paris, Maisonneuve et Larose, 1996, p. 309-311. Texte revu et corrigé.

 

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